La chronique onirique de Page – Episode 37

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Bienvenue dans ce petit coin de Toile. Mon nom est Page. Parce que parfois vous écrivez sur la page et, aujourd'hui, la Page écrit sur vous. Ceci est son domaine.

Cette semaine, nos sérendipités seront sécuritaires et intraitables, et nous prêteront, l’espace d’un instant, à porter sur notre dos le fardeau de la justice dans le procès d’un individu a priori ignoble. Alors redressez-vous sérieusement, prenez un air sévère, mettez  sur les yeux votre bandeau, saisissez d’une main votre balance, de l’autre votre glaive, et laissez la Page vous emmener dans ses petits coins.

Réquisitoire.

Mesdames et messieurs du jury, l’homme que vous avez à juger aujourd’hui n’est pas ce que l’on peut appeler un citoyen modèle. Au contraire, dans la dramatis personae de notre existence démocratique, garantie comme vous le savez par l’état de droit, il est au plus bas, avec les figurants et les balayeurs. L’enquête montrera à quel point cet individu est nuisible et incapable d’amélioration. Son crime n’est que l’aboutissement d’une histoire commencée dans la bêtise et terminée dans la fange.

Son enfance est sans surprise, ses résultats, médiocres. A l’époque, déjà, il montre les signes d’une absence totale de morale et de vision. Délinquant très jeune, il vole des bonbons chez l’épicier, et des pièces de monnaie dans le sac de sa pauvre mère, qui travaille comme serveuse dans un fast-food de banlieue. Ses graffitis sont sans âme, sans aucun sens de l’esthétique ni de la syntaxe. Il casse son bureau à l’école, son lit à la maison. Père absent. L’autorité lui manque, l’ambition lui échappe. Il a peu d’amis – qui en voudrait ? Traîne parfois avec les désoeuvrés de son quartier, commettant rapines sans imagination et déprédations gratuites. Il vole le sac des personnes âgées les plus frêles, crève les pneus des voitures.

Cursus scolaire minimal. Ses intérêts, peu nombreux, le poussent à se lancer dans une carrière de libraire parce que, selon ses dires, « ne rien foutre, c’est mieux assis avec une BD ». Il sera viré de ses trois premiers emplois pour cause de soupçon de malhonnêteté, grossièreté, et tenue incorrecte. Il vivote ensuite de petits boulots, arrivant systématiquement en retard, traînant chaque fois que ses supérieurs ont le malheur de le quitter des yeux. Une pension d’Etat – fort commode, et payée, dois-je le rappeler, avec vos impôts – lui permet de survivre avec un minimum d’efforts, qu’il accomplit à peine.

Ses méfaits sont nombreux, sans être impressionnants. Il n’a jamais rien accompli, de bien comme de mal, ses manquements à la loi mêmes sont minables, il n’a jamais rien volé de plus gros que ce qu’il était capable d’empocher dans l’instant, il n’a jamais blessé plus fort que lui, ni préparé de plans plus ingénieux que ce qu’il était capable de concevoir sans y penser, sans aller jamais plus loin que le bout de son nez couperosé. Il n’a rien convoité de plus que ce qui passait sous son regard torve. Les expertises psychologiques ayant suivi son incarcération n’ont pas décelé de handicap mental, mais il est pourtant bête à manger du foin.

Sa libido est grotesque tout en étant dénuée de toute sensualité. Ses – rares – maîtresses ayant accepté de témoigner le désignent comme un homme froid, distant, fainéant pour les tâches domestiques. C’est aussi un amant poussif, peu attentionné, et de surcroît un éjaculateur précoce. Les tests médicaux organisés par ce tribunal nous ont révélé qu’il était de plus stérile, et que l’un de ses testicules n’est pas descendu à la puberté. Un examen plus approfondi nous a de plus appris qu’il souffre d’hémorroïdes qu’il peine à soigner. Comme vous pouvez le voir, son hygiène de vie est déliquescente, alors même que c’est vous, Mesdames et Messieurs les Jurés, qui par la sueur de votre front serez mis à contribution s’il venait à saboter de lui-même sa santé.

Il est à la fois consternant de banalité et exceptionnellement malsain. Sa morale pourrait être qualifiée de douteuse si l’on ne craignait pas l’euphémisme, ses accointances sont tout aussi viles que lui. Une enquête de voisinage a révélé qu’il est un consommateur assidu de pornographie – parfois homosexuelle. Ses rares connaissances dressent son portrait en des termes peu élogieux, le qualifiant de « pauvre type », de « loser », et de « minable ».

Son physique crie sa médiocrité. Il est vilement voûté. Il a des poignées que seule une mère pourrait qualifier d’amour, conséquences de ses moeurs dissolues et de son train de vie de parvenu, facile lorsque l’on vit aux crochets de la société.

Le matin du 15 septembre 2010, pour montrer à quel point il se rit du contrat social, fondation de notre belle démocratie, il traverse au feu rouge. Heureusement, un citoyen bien informé avertit immédiatement l’agent de police le plus proche qui, après une terrible course-poursuite, l’arraisonne. Le fauteuil roulant dans lequel il est retrouvé n’est qu’une ruse, des témoins – préférant garder l’anonymat de peur des représailles – nous ont juré qu’ils l’avaient vu marcher, une fois. Ne prêtez pas attention à la défense : Il s’est lui-même infligé ses blessures au visage en garde à vue, dans l’espoir sans doute d’émouvoir les plus sensibles d’entre vous.

Mesdames et Messieurs, cet homme vil, ce rebut de la société, cet excrément expulsé par un milieu criminogène, ne mérite pas une once de votre miséricorde, un gramme de votre pitié. Les enquêtes de moralité, les tests physiques et psychiques vous le prouvent : Il était un délinquant bien avant de savoir qu’il était paraplégique.

Une justice plus pure, moins freinée par des idéaux désuets, exigerait pour son train de vie immonde l’excommunication et l’exil. Toutefois, nous ne jugeons pas ici un homme, mais bien un délit. Pour la gravité de son crime, et à titre d’exemple, l’accusation requiert contre lui une amende de cinq cents francs, ainsi que la suspension pour dix mois de sa pension d’invalidité.

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