C’était bien?

Posté dans : Rien à voir 1
Récit incomplet et digressant (assumé) des six mois d'aventure new yorkaise de l'un de nos gars, ou le syndrôme de la Tortue Ninja mélancolique.

Quand j’étais petit, il y avait un magasin de jouets sur la place centrale de Sainte-Croix, le bled d’où je viens, qui était tenu par une vieille qui s’appelait Madame, de son prénom, et Addor, de son postnom. Elle était très sympa et très décolorée en rouge et elle appelait les Tortues Ninja les “Tortues NIDJ”. Fun, les “Tortues Nidj”, hein? Pour Noël, mettons… 1993 (j’avais 9 ans), j’ai reçu les quatre Tortues Nidj d’un seul coup, paf! Ainsi que le camion! Autant dire qu’en cinq arrachages de papier d’environ trente secondes chacun, j’étais passé du stade de petit enfant normal à celui de petit enfant le plus en vue du compté de Grandson. Et je kiffais chanmax. Samuel Gaillard*, notamment, qui est aujourd’hui un gros fasciste de merde, ne pouvait se faire à l’idée que quelqu’un, quelque part, puisse posséder en même temps les figurines de Michelangelo, Raffaello, Leonardo et Donat’ (© Madame Addor). Pourtant, Samuel, ce quelqu’un c’était moi, et il fallait bien t’y faire… Seize ans plus tard, me voici pour six mois à New York.

Donc voilà, j’ai opté pour une intro “souvenir d’enfance” avec une transition fulgurante à la dernière phrase censée plonger le lecteur dans un désarroi profond et sincère. “Quel est le lien mystérieux entre quatre Ados Mutantes Ninja Tortues et son séjour de six mois dans le plus gros fruit du monde?” s’exclame un petit lecteur blond derrière son écran. “Je n’y comprends goutte!” tempête une vieille lectrice pourtant habituée aux articles bouleversants du LBB. “Ecoutons ce qu’il a à dire!” chuchotent deux lectrices tapies dans un cyber-café espagnol. Eh bien il n’y en a pas, désolé. On peut tout au plus profiter du lien super-héros/big city pour se demander pourquoi tous les vilains des comics américains reviennent systématiquement foutre la merde dans la même ville pour se faire avoiner comme en quarante par le même gus masqué au lieu d’aller tranquillement braquer des banques à Missoula, Montana. Comme quoi Krang avait beau être un cerveau géant vivant dans un slip, il n’en avait pas pour autant inventé le bidon de deux litres. Anyway, à part cette nouvelle digression, disais-je, aucun lien n’existe vraiment entre ce que je vous sers depuis le début et la city de New York.

“Deux paragraphes qui se terminent par “New York” et on en a toujours pas vu la couleur, nom de d’là!” rouspète le petit lecteur blond. “Allez viens, on se casse…” propose, excédée, l’une des deux du cyber-café. “C’est sûrement un Rom…” déduit de moi, suspicieuse, la vieille dame. Halte au courroux (et au racisme, chère Madame)! Restez encore un peu pour connaître la vérité à l’issue de ce paragraphe qui, je vous l’annonce déjà, dans un souci de symétrie dans le style, se terminera à nouveau par “New York”. La vérité c’est qu’une expérience comme celle que j’ai vécue ne se raconte pas. Ou alors par bribes, mais à quoi bon? Y penser le moins possible, prendre des détours, parler des Tortues Nidj et de lecteurs fictifs, c’est ce que j’essaie de faire malgré la séance de rédaction où je me suis engagé à écrire sur ce thème. “C’était bien?” Oui c’était bien. C’était génial, même. C’était intense, c’était prenant, captivant, unique. Ephémère. Un rêve. Pardonnez la métaphore d’une pauvreté impitoyable qui va suivre, mais apprendre New York, c’est comme apprendre à jouer d’un instrument. Répéter les mêmes gestes, les mêmes trajets, ne pas imaginer une seconde qu’on va s’y retrouver. Puis s’y retrouver quand même peu à peu, sentir que cet objectif jadis si lointain et irréaliste est en train d’être atteint. Jusqu’à maîtriser l’instrument, la ville et savoir où l’on va. Jusqu’à commencer à improviser. SoHo, NoHo, TriBeCa, East Village, Greenwich, Chelsea, Meatpacking, Midtown, les Upper East et Upper West Sides, Harlem, Williamsburgh… Tant de choix, tant de possibilités différentes, tant de temps à dédier pour en faire le tour. Mais comme me l’a très justement demandé un ami croisé en ville de Lausanne il y a de cela une semaine: “Alors… C’est FINI?”. Ça change de “C’était bien?” mais ça fait mal au coeur. Oui, c’est fini. Derrière sont restés les grattes-ciel, les potes, le Relish Diner à Brooklyn, le rooftop bar sur la 5ème, le mec des salades à Bryant Park, la vue ma fenêtre sur l’Empire State Building (illustration de ce texte), la balade autour du réservoir dans Central Park, la curiosité, les souvenirs, une partie de soi qu’on aurait voulu explorer jusqu’au bout. L’Expérience. New York.

“Quelle sensibilité!” Le lecteur blond est coi. “Dire qu’on a failli partir…” Les deux lectrices sont penaudes. “Franchement, pour un Rom, il…” Meeeeerci Madame, je crois qu’on a compris. Je ne suis pas triste d’être rentré, loin de là. J’ai retrouvé plein de choses qui me manquaient. En revanche, je traverse des moments de mélancolie difficilement négociables sans verser de larmes. Repartir pour une série de dix-mille trajets en Tsol, se dire que ça fera très vite autant de temps qu’on est rentré que de temps qu’on était loin, la peur que tout devienne flou, que tout ça ne soit plus qu’une parenthèse. Savoir que même en refaisant tout dans les mêmes conditions, rien ne serait pareil. “C’était bien?” Ouais, c’était putain de bien, ouais. Je crois que c’est la seule chose que peut répondre quelqu’un qui, pendant un moment de sa vie, y a vécu. A New York.

Yann Marguet

* Prénom d’emprunt

                          

Yann Marguet

  1. Avatar
    fleks
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    Le texte aussi est bien

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