« Nous sommes ce pays et il n’est rien sans nous, rien du tout. » L’écrivain haïtien Jacques Roumain dans Gouverneurs de la rosée, 1944.
C’est un film sur des gens qui bougent. Un film sur ce que ça veut dire d’être parti de chez soi et d’y rentrer. C’est un film qui aurait pu s’appeler There and back again si le titre n’avait pas déjà été pris par un vieil auteur anglais. C’est un film sur l’identité. C’est un film où l’on croise un ancien ministre, un Immortel (au sens Académie Française, pas Highlander), un professeur d’université, et des gens qui bossent dans leur pays. Pour leur pays. C’est un film sur la construction de soi et sur la reconstruction de chez soi. C’est un film sur là-bas qui a été fait par des gens d’ici.
Célia et Aurélien se sont rencontrés sur les bancs de l’école, il y a une quinzaine d’années. Elle est sociologue, spécialisée dans les migrations et finit à Paris un Master en études du développement. Il est réalisateur indépendant. A eux deux, ils finalisent en ce moment Les nouveaux gouverneurs de la rosée, un film documentaire sur la diaspora, sur ces Haïtiens qui vivaient à l’étranger et qui sont revenus, suite notamment au tremblement de terre dévastateur de 2010.
Aurélien : « On n’avait jamais bossé ensemble, donc on a chacun découvert une facette de l’autre en travaillant, je pense d’ailleurs que ça a dû être difficile pour Célia à des moments donnés, parce qu’on a deux façons de travailler complètement différentes. Elle a su m’amener où je devais être, et j’ai réussi à l’amener un peu plus loin que ce qu’elle aurait fait en temps normal, donc à ce niveau-là on était vraiment complémentaires, et c’était cool de se dire qu’il y a quinze ans, on était à l’école ensemble et qu’aujourd’hui on fait un projet comme ça, surtout qu’on n’était partis que pour 10 minutes et qu’on termine avec plus d’une heure de film. On verra le résultat final dans quelques semaines. »
“Les Nouveaux Gouverneurs de la Rosée” Présentation + Trailer from Aurélien Vallotton on Vimeo.
Une histoire à raconter :
Au départ, il y a le mémoire du premier Master de Célia en sociologie des migrations : « Haïti c’est un peu une exception, une petite île perdue au milieu des Caraïbes, qui essaye de s’en sortir, un peu isolée, mais avec une histoire, une culture incroyables, tellement de choses à découvrir, beaucoup d’enjeux historiques, culturels, coloniaux cristallisés en un tout petit pays. En règle générale, quand on parle d’Haïti, on pense toujours aux personnes qui partent, les boat people, un peu comme ce qui se passe en ce moment en Méditerranée. Là-bas il y a la même chose avec la Floride, des gens qui partent, qui fuient Haïti, et on ne parle jamais, jamais des gens qui retournent. En plus, ces personnes qui retournent ont, souvent, un certain bagage économique et social – elles ne reviendraient pas sinon – et ça m’intéressait aussi de parler de migrants un peu plus aisés, ne pas toujours parler des pauvres. J’avais entendu une interview de Laurent Lamothe, Premier ministre à l’époque du tremblement de terre, qui appelait les Haïtiens de l’étranger à rentrer. Ce sont souvent des universitaires qui ont fait un premier cycle de formation en Haïti, et qui ensuite ont eu une bourse et sont partis à l’étranger où ils sont souvent restés, qui y ont souvent une famille, mais qui envoient beaucoup d’argent en Haïti. 25% du PIB sont issus de ces envois de fonds de ces migrants à leur famille. Mais tout cet argent qu’ils envoyaient servait à acheter des biens de première nécessité, pas forcément au développement et, dans le contexte post-tremblement de terre, à la reconstruction du pays. Il a donc fait un appel pour proposer aux gens de retourner en Haïti, d’y investir et de s’y investir. Je trouvais que c’était une façon intéressante d’appréhender Haïti, en termes de migrations mais aussi d’alternative à un déversement d’aide humanitaire tel qu’on a pu le voir après le tremblement de terre (aide internationales, ONG, personnes qui venaient et décidaient de comment Haïti aurait dû ou devait être reconstruite. La diaspora, ce sont des personnes qui connaissent Haïti, qui y ont vécu et qui peuvent amener des choses de l’extérieur. Donc c’est très intéressant, mais ce n’est pas aussi simple. »
Dans le film, on suit plusieurs de ces migrants pour leur demander où ils étaient, pourquoi ils sont revenus, ce qu’ils font, maintenant. On suit leurs pieds dans les rues de Port-au-Prince ou sur les sentiers de l’Artibonite. Des gens en mouvement, des gens qui vont ou qui viennent en emportant Haïti avec eux. En quatre chapitres : la diaspora, l’ailleurs, le retour et l’identité, le film dessine le portrait de ces hommes et ces femmes revenus.
Partir un jour :
Célia : « On est un peu partis sans se poser de questions, la première fois, j’ai dit à Aurélien « Hé, tu veux pas venir avec moi en Haïti pour filmer des trucs ? ». Ca l’a pas mal intéressé alors on s’est dit qu’on allait repartir une deuxième fois. Je ne me suis pas forcément rendu compte de la tâche que représentait un documentaire pareil, avec des heures et des heures d’entretiens. C’était un pari de se dire qu’on allait y construire quelque chose. Ce que je retiens du projet, c’est que c’était quelque chose de riche, d’intéressant et qu’il fallait plus appréhender sur la durée que ce que j’ai fait au début. »
Aurélien : « Quand Célia m’a dit qu’on allait partir en Haïti, j’ai d’abord cherché sur Google où était Haïti (rires). Après j’ai fait énormément de recherches en 2 ans. J’ai appris à connaître les gens sur place, des amis… Ca aura été un vrai travail d’apprentissage. Plus ça avançait, moins je pouvais faire marche arrière, plus je comprenais pourquoi cette question, la diaspora, devient centrale pour eux. Là aussi, j’ai dû chercher le terme dans le dictionnaire avant, la signification exacte du mot diaspora (rires). Quand on y est allés la première fois, ce qui a fait que ça s’est dessiné en documentaire, c’est qu’il y avait des contradictions assez fortes entre les entretiens, un panel de gens assez incroyables. Tout ça a fait émerger une dramaturgie qui m’a fait voir un documentaire possible et c’est ce qui a fait que je me suis pris d’amour pour le projet. Peu importe si ça ne va pas me rapporter grand’ chose. Ca reste une expérience incroyable. »
Le retour :
Un tout petit peu fiers de leur boulot, Aurélien et Célia, et on peut les comprendre. Le film est presque prêt mais il reste des choses techniques à accomplir, que seul un troisième larron pourra réaliser. Aurélien : « Quand je suis parti la première fois, j’avais d’autres projets en cours, je m’étais dit que j’allais bosser trois mois dessus, rendre les images à Célia, faire un petit montage de 10 minutes sympa et repasser à la suite. Là, ça fait deux ans que je suis dessus, parce qu’au final, je trouvais qu’il y avait du potentiel. » 3 voyages, 40 jours de tournage, 80h d’images, 25 entretiens et 18 mois de montage plus tard, ils se voient présenter le film bientôt en festival, reste à finir la post-production. Ils ont donc décidé de financer le mixage et l’étalonnage du film via une campagne sur la plateforme wemakeit. Aurélien : « Toutes les autres étapes ont pu être gérées professionnellement, mais seul. Je ne suis pas un professionnel du son, mais j’ai quand même quelques notions et c’était intéressant de pouvoir partir à deux et de ne pas avoir toute une équipe supplémentaire. Tous les autres aspects du projet, on a pu les gérer de manière commune, Célia a tout retranscrit avec une rigueur exemplaire, ce qui était extrêmement bien pour le montage. Là, on bute sur des limitations en termes de matériel, de choses que je ne maîtrise pas, et pour qu’on puisse vraiment avoir des conditions optimales, on n’arriverait pas au même rendu sans l’aide d’un professionnel. »
Au menu des récompenses pour avoir participé au financement, nos deux compères vous proposent du rhum haïtien, votre nom au générique, voire même un repas haïtien complet avec votre famille si le cœur vous en dit.
Un voyage, un film :
Aurélien : « On a travaillé avec des gens sur place, il y a quand même eu un gros boulot, pour moi le gros du boulot en tout cas dans un premier temps a été de savoir où on mettait les pieds et surtout comment on mettait les pieds, parce que se retrouver face à des gens à qui on a demandé une interview, c’est une chose, se retrouver dans la rue avec une caméra, c’est un peu plus compliqué. Ce qui me tient à cœur, c’est la manière dont on l’a fait. C’est pas facile d’arriver là-bas, d’être blancs, de se dire qu’on est des petits blancs et qu’on va filmer partout, il y a quand même une approche… j’ai la sensation qu’elle est respectueuse, et qu’elle est honnête. »
Célia : « Sur la fin est restée la question de la légitimité : Quelle légitimité ont deux p’tits blancs à travailler sur Haïti, à aller filmer des gens, leur poser des questions sur leur identité, ce qu’ils foutent là et comment ils vivent ? Je pense qu’il n’y a pas vraiment de réponse à ça, soit on décide qu’on n’a aucune légitimité et puis on ne le fait pas – ce qui était une option, soit on le fait et on essaie de le faire dans le plus grand respect.
Ce documentaire, c’est sur des histoires de vie, en fait, de personnes qui sont haïtiennes, qui sont parties d’Haïti, pour plein de raisons, et qui à un moment de leur vie ont décidé de rentrer. Nous, on s’est ancrés sur le tremblement de terre comme un révélateur de plein de choses : sentiments, appartenance, vouloir faire quelque chose… Ils voulaient rentrer pour plein de raisons, parce qu’ils avaient envie d’aider, parce qu’ils sentaient qu’ils avaient besoin de rentrer, parce qu’ils n’avaient plus rien à faire là où ils étaient, ou parce qu’ils n’étaient pas forcément bien considérés là où ils étaient. Alors ils se sont retrouvés en Haïti et ils ont essayé de faire quelque chose, ils ont essayé de s’y retrouver, d’élaborer des stratégies pour s’en sortir. Parler de migration de retour n’est pas forcément le plus intéressant, il faudrait plutôt se poser la question de pourquoi les gens bougent en règle générale, en fait. Revenir, c’est comme partir, c’est un déracinement, tu vas trouver des choses et tu vas en perdre d’autres, et finalement c’est en fonction de ce que tu négocies tous les jours que tu vas décider ce que tu peux faire et comment tu peux le faire. Il y a autant de raisons de rentrer que de raisons de partir. »
On souhaite donc longue vie au film. Si vous voulez filer un coup de main, vous pouvez vous rendre sur sa page we make it.
Photos © Aurélien Vallotton
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