La chronique onirique de Page – Episode 5

Posté dans : Feuilleton 2
Bienvenue dans ce petit coin de Toile. Mon nom est Page. Parce que parfois vous écrivez sur la page et, aujourd'hui, la Page écrit sur vous. Ceci est son domaine.

Cette semaine, nos sérendipités nous emmèneront dans les rituels secrets consacrés à l’un de nos petits dieux, et dans une bataille acharnée entre l’Humain et la Gravité dans une rue de Lausanne. Alors, asseyez-vous confortablement, respirez, et laissez la Page vous emmener dans ses petits coins.

Portes

Page aime bien les portes. Ce sont des frontières optionnelles, des murs que l’on peut choisir d’ôter, de remettre, à loisir. Réfléchissez-y : Dans un monde d’intérieurs et d’extérieurs, les portes sont les seules limites destinées à, conçues pour être franchies par nos petits pieds de bipèdes. La porte est à l’être humain ce que la fenêtre est à l’air et à la lumière : un moyen de traverser les frontières sans peine. Parfois la porte est trop étroite, parfois trop fermée, et nous nous assommons respectivement dans un autre être humain ou dans la porte elle-même. La porte est intrinsèquement neutre et punit ceux et celles qui lui manquent de respect. Tous les ingrédients sont réunis pour en faire un objet mystique, une sorte de petit dieu : la magie qui simplifie le monde (“Il y avait de la lumière, donc je suis entré”), la non-réponse aux prières (pourvu que la porte soit encore ouverte…”, suivi d’un PAF !), et la terreur du châtiment (“Bonjour charmant damoiseau qui me fait oublier de payer mes respects à la porte par son teint à la fois diaphane et hâlé, la coupe parfaite de ses jeans et son beau petit…” PAF !). Le Dieu Porte fait donc partie de notre petit panthéon de poche. Et, même si nous n’y prêtons guère attention, nous reconnaissons tou.te.s son statut magique, par les nombreux rituels qui régissent son franchissement : “Allez-y, je vous en prie, mon cher, ma chère.” “Je n’en ferai rien, ma chère, mon cher”, et ainsi de suite…

C’est ainsi qu’hier soir, alors que Page était en train de sortir d’un café, avant une amie, ille décida de tenir la porte à l’attention de celle-ci, pour communier  de concert, en quelque sorte. A ce moment précis, un Monsieur et une Dame, empruntèrent eux aussi la porte, et toute la mécanique du rituel tant pratiqué s’écroula. Le Monsieur, respectueux des us, plein de déférence envers cet avatar précis du Dieu Porte, tenta de la fermer. Mais Page la retenait ouverte. Aucun des deux ne prêtant une véritable attention à l’objet dans leurs mains, une lutte terrible s’engagea. Le Monsieur tirait dans un sens, Page dans l’autre. Lui stoppé net dans ses pas, le temps de nonchalamment finir sa transition entre l’intérieur et l’extérieur, fut déséquilibré par la résistance de cette porte qui ne voulait pas clore, l’incompréhension et le désespoir se lisant sur son visage. Page, attiré.e avec force vers un intérieur qu’ille venait tout juste de quitter, luttait contre la masse soudainement plus imposante de cette porte, implorant Grande Porte dans le ciel de pardonner un affront qu’ille ne comprenait pas. C’est ainsi que naissent, pensa Page, les Guerres de Religion.

Heureusement, tous deux se retournèrent vers l’objet du délit, virent les mains, chacune sur une poignée, luttant de concert. “Oh”, fit le Monsieur. “Oh”, fit Page. Tout se joua à ce moment précis. Le Monsieur, magnanime, pardonna à Page son outrecuidance, avant de rejoindre sa Dame. Et c’est ainsi que cette guerre précise s’arrêta avant d’avoir commencé, avec un sourire contrit et un “Bonne journée”, lâché vers l’arrière. Là-haut, dans le ciel, Page imagina le Dieu Porte penser en son coeur : “Ceci est bon”. Son amie passa la porte. Et Page la laissa se fermer.

Dame

Il y a, entre la rue Saint-Laurent et la rue Haldimand, en face des camelots qui vendent bijoux et jouets bon marché, un petit muret savamment placé pour le confort, sans doute, des passants les plus fourbus. C’est d’ailleurs à quoi il s’employait au moment où Page s’engageait dans la rue Haldimand, apportant une surface secourable (bien que fraîche) à une Dame que l’honnêteté légendaire de Page, couplée aux bonnes manières à ellui inculquées par son éducation, ne lui permettraient de décrire que comme “d’un certain âge”. Et la Dame, manifestement assez reposée, se leva. Puis se re-leva. Puis se re-re-leva. Sans, bien entendu, jamais arriver au terme de son mouvement. La détresse et l’effort menaient sur son visage une bataille sans merci, sans issue non plus. Les quelques centimètres verticaux arrachés à la gravité à chacune de ses tentatives ne suffisant jamais à lui donner assez d’inertie pour contrer la raideur de ses articulations. “Etre à ce point trahie par son corps,” semblait-elle dire, “quelle cruauté. Quelle ingratitude aussi, alors que justement je venais de perdre quelques minutes de mon temps pour reposer cette grossière enveloppe, prenant soin de le ménager au point d’avoir posé un journal entre lui et le froid du muret, me privant par là-même de quoi tromper mon ennui ! Et voici où j’en suis réduite.” Et elle se propulsait à nouveau, déterminée, implorant sans doute la divinité la plus proche pour un peu de clémence.

Page lui tendit son bras. Sur ses pieds, elle vacilla un moment. Elle lui sourit. Illes se sont séparé.e.s en échangeant des paroles convenues. Page a pensé : “Chaque fois qu’on me déclare que les gens sont minables, mesquins, méchants, je repenserai à la Dame et à son petit sourire. Je repenserai à ce que j’ai fait pour les autres, et à ce que les autres ont fait pour moi. Je me dirai que quand on n’arrive même pas à lever son postérieur de là où il est assis, on n’est pas en mesure d’être un héros. Mais que personne n’a vraiment besoin de héros, juste de gens debout pour les tirer quand ils sont à terre, pour les tenir quand ils vont tomber.” Aujourd’hui, Page est convaincu.e que lorsque ille en aura besoin, ille aura aussi droit au bras d’un passant quelconque. Peut-être que ce sera le vôtre.

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2 Responses

  1. Avatar
    Fidji
    | Répondre

     Touchant et profondément spirituel. Merci à Page pour son immense talent!

  2. Avatar
    jojolangelot
    | Répondre

    Il est des spécialistes de la religion Romaine qui voient dans la tradition du marié qui porte sa femme fraîchement épousée pour passer le seuil de leur maison une trace d’un respect dû aux divinités du seuil. Les Romains craignaient les offenser au cas où la jeune mariée trébucherait lors du premier franchissement. Ils cultivaient par ailleurs nombre de ces petits dieux du foyer, du fossé ou de la surface secourable (bien que fraîche) entre la rue Haldimand et la rue Saint-Laurent.

    Merci, Page.

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