La chronique onirique de Page – Episode 26

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Bienvenue dans ce petit coin de Toile. Mon nom est Page. Parce que parfois vous écrivez sur la page et, aujourd'hui, la Page écrit sur vous. Ceci est son domaine.

Cette semaine, nos sérendipités seront encore une fois féériques et légendaires, et poseront un point final à l’histoire de la Princesse de Bel-Air. Alors, asseyez-vous confortablement, respirez profondément, et laissez la Page vous emmener dans ses petits coins.

Aïcha, ou le conte de la princesse mauresque (suite et fin) :

La Princesse grandit. D’un fort beau et potelé poupon, elle se changea en une fort polie et pieuse petite fille, puis en une fort adulée et adamantine adolescente, avant d’atteindre la majorité. A sa majorité, comme la plupart des jeunes gens de son rang et de son sexe, elle fut conviée sans relâche à des bals de débutantes, tous plus résonnants de musique cristallines et de valses endiablées les uns que les autres, afin que son père, qui d’un oeil sourcilleux surveillait parfois les ébats, puisse choisir pour elle un soupirant digne de son rang, de sa beauté, et de sa sagesse, et de tous les fabuleux cadeaux que ses marraines fées lui avaient transmis. De temps en temps, lorsque l’un desdits jeunes garçons fougueux semblait correspondre au profil, il tentait de l’inviter au château, pour qu’il y courtise la Princesse – sous l’oeil acéré, bien sûr, d’une douzaine de douairières dévouées – dans l’habit traditionnel du Royaume : le blue jeans.

(Une explication ici s’impose. Comme vous vous en souvenez peut-être, suite à la malédiction de la troisième marraine fée, il avait été promis, lors de son baptême, à la petite Aïcha, qu’un jour elle se piquerait sur une aiguille et tomberait aussitôt dans une léthargie si profonde qu’elle serait comme la pierre. Le Roi avait donc fait interdire lesdits petits objets pointus dans tout le royaume, causant une crise sans précédent dans tout le milieu des couturiers et des couturières, privés ainsi de leur instrument de travail. Heureusement, par un de ces hasards dont on fait les légendes, l’une des couturières eut la brillante idée de terminer un pantalon en le rivetant, menant, d’après le Necronowikion, à l’invention du fameux bleu de travail universellement porté par la suite. L’engouement quasi immédiat pour la précieuse exportation du Royaume fut tel que le Roi en fit l’habit officiel de la contrée tout entière. Sous peine d’amende, chaque habitant, chaque habitante, se devait de porter en permanence la fameuse toile de Nîmes, jusqu’à ses habits les plus près du corps. Ainsi, la Princesse, comme on peut la voir encore dans les rues de notre belle cité, est encore, plusieurs siècles plus tard, vêtue de cette matière des pieds au cou.)

Revenons à nos soupirants contant fleurette à notre jeune et aguichante Aïcha. Un coeur à prendre, surtout celui d’une représentante de la haute noblesse, n’est pas simple à saisir. Chacun des jeunes hommes ayant l’heur de plaire au Roi, bien que fort bien nés, fort bien élevés, vaillants, charmants, forts-à-bras, riches, intelligents, puissants, et pour certains, sans doute, fort bien montés, arrivés devant la Princesse, se changeaient, devant tant de beauté, de verve, et de délicatesse, en incorrigibles bobets bégayants. Le destin étant en ce temps-là volontiers facétieux, il l’avait rendue trop parfaite, ce que les jeunes gens du Royaume, plus habitués aux héritières tout aussi consanguines qu’eux-mêmes, ne savaient absolument pas gérer. Quand l’un se présentait en disant qu’il était le plus grand et le plus fort, elle lui demandait de trouver la recette de la Pierre Philosophale. Quand un autre déclarait qu’il était le plus brillant de ses précepteurs, elle l’envoyait occire le dragon le plus proche, et ainsi de suite. Malgré toutes ses qualités, notre Princesse n’était pas forcément très sympathique, ce qui ne l’empêchait pas, bien au contraire, de s’amuser. Bien entendu, les soupirants soit abandonnaient, soit ne revenaient pas, soit trouvaient fortune et gloire dans d’autres pays.

Vint tout de même un moment où le Roi – qui essuyait lui aussi parfois le caractère bien trempé de sa fille – perdit patience. Il la fit s’asseoir en face de lui à la grande table de la salle du conseil, et lui dit : « Ma fille, tu ne me rends pas le despotisme éclairé facile. La vindicte populaire ne saurait tarder à s’exprimer si tu t’obstines à ainsi ridiculiser, voire envoyer à une mort certaine, les fils de nos gens. Il faudra bien, un jour, que tu prennes un mari. Je suis vieux, mes rhumatismes me rendront la guillotine inconfortable.
– Sans parler des cornes qui ornent votre royal front, et qui gèneront sans doute, mon père, répondit-elle effrontément.
– Tu es le noble fruit de notre union, à ta mère et à moi, et je te prierai de ne pas écouter les ragots des servantes le soir, répondit le Roi d’une voix tremblante. Tu es ma fille chérie et je ne te laisserai pas vivre une vie heureuse de célibat et de liberté.

La Princesse baissa la tête. Tout le problème était là. Elle n’avait rien contre le concept du mariage, à la rigueur elle s’en réjouissait vaguement, surtout pour certains avantages y afférant, ceux dont sa Mère lui avait toujours sous-entendu qu’ils n’étaient pas désagréables lorsqu’ils n’étaient précédés d’aucune potion de fertilité. Mais voilà : aucun de ses prétendants n’avaient réveillé dans ses jeans une quelconque vibration, un quelconque frémissement, et bien qu’ils fussent tous bien mis et probablement sympathiques, au demeurant, aucun n’avait su la transporter comme, comme… Elle soupira. En vérité, elle avait lu, une fois, un vieux livre qui parlait d’une ville aux trois collines, et de son Seigneur gelé. Il avait lui aussi été le sujet d’une malédiction, et la légende disait que seul le baiser d’un amour vrai saurait le dégeler. L’illustration aidant, elle était désespérément tombée amoureuse de lui, et rien ni personne n’arrivait à la départir de son attirance – ce qui prouve que, même en ces temps anciens, la presse people imposait déjà les canons de la beauté.

Elle déclara donc à son père qu’elle allait partir le soir même pour la fameuse ville aux trois collines et tenter de dégeler le Prince Gelé. Le Roi, sentant la bataille perdue d’avance, accepta à contre-coeur. Il la confia au bons soins de son plus efficace serviteur, qui s’appelait Firmin, souhaita bonne chance à sa fille, et les regarda s’éloigner d’un oeil ému. Une fois qu’ils avaient franchi l’horizon, le Roi se tourna vers la Reine et déclara d’une voix triste : « Et si on le faisait dans sa chambre ? ». La Reine sécha ses larmes et l’entraîna par la main, et tous deux disparurent dans le château.

Après un long voyage, la Princesse et Firmin arrivèrent enfin à la ville aux trois collines. Au sommet de l’une d’entre elles s’élevait un palais de glace et de neige. C’était un petit palais, guère plus qu’un manoir, couvert de stalactites, entouré d’une petite ville, guère plus qu’un village. « Ce Seigneur n’est pas très riche », pensa la Princesse, et elle s’en réjouit, car elle savait dans son coeur que le Prince, probablement, n’en serait que plus humble, rôdé qu’il était aux rigueurs de la pauvreté. Firmin et elle pénétrèrent dans le château. L’entrée était tapissée d’une glace pure et transparente, donnant aux murs un aspect irréel et magique, bleuissant en la réfléchissant la lueur de leurs torches. Ils s’enfoncèrent encore un peu dans les profondeurs, et ils le virent. Il ressemblait en tout point à son portrait, et la Princesse en fut toute chamboulée. Si chamboulée, d’ailleurs, qu’elle en perdit un certain degré de pudeur, ôtant son chemisier « au cas où » avant de s’approcher du Prince et de déposer un pas si chaste baiser sur ses lèvres blanchies par le froid.

Rien ne se passa. Suivant l’une des lois immuables de l’univers, selon laquelle « les bons sont toujours gays », le Prince gelé ne fondit que lorsque Firmin, que le Roi n’avait pas seulement choisi comme gardien de sa fille pour ses beaux yeux, tenta lui aussi sa chance. Aussitôt, le sortilège prit fin, et Firmin et le Prince oublièrent instantanément la Princesse, partant main dans la main vers une fin heureuse et prolifique. Quant à la Princesse, elle décida que le monde était définitivement trop injuste, et qu’elle irait voir plus tard de quelques siècles si le bonheur ne s’y trouverait pas plus facilement (après tout, comme sa marraine l’avait déclaré, il y avait la possibilité d’un Belge). Elle détacha délicatement du pin le plus proche une aiguille, choisit le sommet d’une des trois collines, prit une pose lascive, et sans même remettre son chemisier se piqua au doigt. Elle fut immédiatement pétrifiée.

La ville de glace et de neige fondit. Il n’en resta plus une trace. Plus tard, une ville grandit autour d’elle, des ponts furent jetés entre les collines, des bâtiments s’érigèrent, un architecte délicat décida de protéger l’énigmatique statue de la Princesse par une vitrine, et vous connaissez la suite. Un jour, un bloggeur un peu rêveur venu d’un lointain pays inventé par les ingénieurs du Roi décida de lui écrire un compliment. D’ici quelques jours, peut-être quelques semaines, notre Belge entendra peut-être frapper à son huis quelques coups, et découvrira peut-être la Princesse à qui il dédia un jour une ode, tout de jeans vêtue, sur le pas de sa porte. Peut-être qu’ils parleront un moment, peut-être qu’ils se trouveront, et qu’ils iront eux aussi vers un avenir heureux et prolifique. Mais cela, c’est une autre histoire.

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2 Responses

  1. Avatar
    Zaëlle
    | Répondre

    Très belle saga! Bien inspirée et cette fois, c’est certain, on peut dire que cela vient de l’imagination sans pareil de notre très cher Page, et il ne pourra pas rétorquer que c’est seulement parce qu’il traîne sur internet et trouve des choses originales sur lesquelles il écrit!
    Chapeau l’artiste!

  2. Avatar
    etienne_doyen
    | Répondre

     
    Quelle fin!! Tu arrives très habilement à tout faire tenir ensemble!

    Je suis particulièrement fan de l’idylle entre Firmin et le prince gelé.

    Merci Page pour cette saga.

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