La chronique onirique de Page – Episode 30

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Bienvenue dans ce petit coin de Toile. Mon nom est Page. Parce que parfois vous écrivez sur la page et, aujourd'hui, la Page écrit sur vous. Ceci est son domaine.

Cette semaine, nos sérendipités seront lausannoises, situées au coeur du quartier du Maupas, et nous mettront une fois de plus en garde contre un fléau terrible. Elles seront de plus un exercice pratique de philosophie hermétique, parce qu’il faut savoir s’amuser un peu, parfois. Alors asseyez-vous confortablement, respirez profondément, et laissez la Page vous emmener dans ses petits coins.

As above, so below

La scène se passe dans la rue de Page, en ce riant après-midi de juin, alors que les gens rentrent du travail, ou se préparent à descendre au bord du lac pour y consommer moult merguez trop cuites et viandes grasses sur des barbecues d’une hygiène douteuse. Depuis sa fenêtre, Page observait les voitures, quand soudain, ille aperçut comme un ralentissement, comme si le temps, et par conséquent le trafic – à moins que ce ne soit le contraire -, avaient été ralentis. Une petite voiture bleu-vert, juste en bas, s’était arrêtée net. La rue de Page n’est pas une de ces grandes avenues larges, où les gens circulent à toute vitesse, au contraire : Ne menant à presque rien sinon un détour, elle est néanmoins très fréquentée aux heures où, comme il a déjà été dit ailleurs sur le présent blog, les Lausannoises et les Lausannoises, autochtones ou de passage, se disputent cette précieuse commodité, ce nécessaire espace vital, cette ressource entre toutes si mal partagée, la Place De Parking.

Et pourquoi donc, demanderez-vous, impatient.e.s que vous êtes, cet arrêt incongru dans cette quête pourtant capitale ? Pourquoi ainsi laisser à l’Ennemi – c’est-à-dire n’importe qui d’autre que soi dans le présent contexte, à l’exception possible (mais pas certaine) de la famille proche – la possibilité de nous prendre de vitesse dans cette insensée course au rectangle peint ? Pourquoi ainsi  La réponse est évidente pour qui se rappelle que le quartier de Page n’appartient pas vraiment à l’Humain, mais à une autre espèce, certes de plus petite taille mais ô combien plus élevée sur la chaîne alimentaire : Columba livia, le pigeon commun. En l’occurrence, cinq spécimens de cette espèce hautement dangereuse se débattaient, en plein milieu de la rue, un quelconque quignon de pain, tombé peut-être des mains d’une petite fille qui regardait un oiseau passer – comme par hasard – en mangeant son goûter. Et comme ledit quignon était malheureusement trop gros pour être emporté en l’état, les féroces volatiles en prélevaient goulûment, chacun leur tour, de petits morceaux à tour de rôle.

Manifestement, les pigeons ne sont pas partageurs, peu soucieux de l’égale répartition des ressources, et probablement des anticommunistes primaires. Page en veut pour preuve les comportements variés des différents protagonistes aviaires. Le plus gros d’entre eux se servait, parfois accompagné d’un second du bout du bec, tandis que les trois autres, manifestement moins bien vus par l’establishment pigeonnesque, se contentaient d’attendre, l’air de ne pas y toucher, armés de cette désinvolture méprisante que partagent tous les oiseaux. De temps en temps, l’un d’entre eux se risquait malgré tout à tendre du bec vers la précieuse nourriture. Le premier, choqué par l’outrecuidance du pique-assiette, se mettait ensuite à chasser sans ménagement l’importun, becquetant son crâne, lui volant dans les plumes. « Pour qui te prends-tu », semblait-il dire, « ce pain est MON pain, et quand bien même je serais déjà trop nourri, tu n’y aurais pas droit. »  Il s’avère que comme toute stratégie martiale, celle-ci avait un point faible, dans la mesure où, obnubilé par la rage, le chef d’escadrille laissait grand ouvert l’accès aux ressources aux autres mal nourris – un moineau téméraire en profita même pour se servir -, mais il en est des oiseaux comme du Monde : Si l’on ne punit pas l’Autre de ce que l’on perçoit comme un manque de respect, c’est tout l’Ordre Etabli qui s’effondre. « Plutôt affamé que sans honneur », semblent dire les bouffis d’importance. Sans doute ont-ils raison.

Il n’est par conséquent pas entièrement illogique que lorsque la petite voiture bleu-vert arriva au niveau du quignon, aucun des pigeons ne lui prêta la moindre attention. L’homme, au volant, était un brave garçon, ne souhaitant pas commettre l’irréparable. Habitant le quartier, sans doute, il savait probablement que s’il se rendait coupable du meurtre de l’un de ces oiseaux, sa vie allait changer du tout au tout. Combien de ses voisins, après avoir dérangé l’un de ces volatiles, avaient-ils disparu dans de mystérieuses circonstances ? Combien avaient retrouvé une tête de cheval dans leur lit, le matin au réveil, placardée du message sibyllin : « Rrrouuu… » ? Combien d’estropiés, de commerces brûlés dans la nuit ? Il n’osa même pas klaxonner. Il sortit la tête par la fenêtre et, d’un ton respectueux et empli de crainte, osa un « Allez, dégagez, quoi ! ». Les pigeons lui jetèrent un oeil dédaigneux avant de consentir à prendre leur envol, juste le temps de les laisser, lui et sa voiture, passer. L’un d’entre eux en profita pour se soulager directement sur son pare-brise, et l’homme, pensant qu’il n’avait jamais contemplé la mort de si près, continua son chemin sans ralentir.

Un peu plus tard, il s’engagea, de manière certes un peu cavalière, sur une place un peu plus loin, en même temps qu’un autre automobiliste arrivé simultanément ou presque et qui, sûr de son bon droit, s’empressa de descendre de son véhicule pour insulter le cuistre, qui pourtant avait déjà vécu son lot d’émotions. L’altercation dura longtemps, suffisamment longtemps d’ailleurs pour provoquer l’attention de la maréchaussée. Les deux hommes durent suivre, avec leurs voitures respectives, qui gênaient le passage, l’agent en question. Et un.e autre automobiliste en profita pour se garer dans le précieux espace.

As above, so below
 : Axiome de la philosophie hermétique pouvant se traduire par « ce qui est en haut est comme ce qui est en bas ».

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