La chronique onirique de Page – Episode 33

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Bienvenue dans ce petit coin de Toile. Mon nom est Page. Parce que parfois vous écrivez sur la page et, aujourd'hui, la Page écrit sur vous. Ceci est son domaine.

Cette semaine, nos sérendipités surferont au bord du drame, flirtant avec l’un de ces accidents bêtes qui marquent parfois pour toute une vie, à la recherche de l’un des mystères qui nous rend humains : la famille. Alors, installez-vous confortablement, respirez profondément, et laissez la Page vous emmener dans ses petits coins.

Famille.

J’ai de l’asthme depuis que je suis toute petite. Ce soir-là, la famille au complet, ou presque, fêtait le baptême de ma troisième arrière-petite-fille. C’est bon, la famille. Je ne réclame jamais qu’ils viennent nous voir, ni les uns ni les autres, bien sûr. Je sais bien qu’ils ont leur vie, ailleurs, qu’ils sont très occupés. Mais s’ils proposent – plus ou moins spontanément, je les aide, parfois, je suggère – je les garde pour moi un moment. Le soir était chaud, je parlais aux deux aînées de mes filles. Je me suis étranglée avec la fin de mon verre d’eau. Il ne restait que trop peu de liquide, je n’ai pas fait attention. Et puis soudain, je me suis pliée en deux. Impossible de respirer. L’impuissance complète de cette situation céda la place à une panique mêlée d’agacement avec moi-même. Foutue goutte. Foutue vieille. Foutue inattention. Toussant, ahanant, le monde autour de moi s’évapora. Je fus rappelée à la fragilité de mes os, à des fonctions uniquement corporelles, à la survie. Je m’entendais pousser des râles rauques, graves, le sang battait à mes oreilles dans la tiédeur du soir. Je luttais tout simplement, de toutes mes forces, de tout mon être. Des mains me saisissaient. Une litanie que je saisissais à peine parvenait à mes oreilles, des cris déchirants. Peut-être que cela m’a aidée à revenir, à repousser de plus belle cette foutue goutte d’eau. Cela aurait été trop bête. Un dernier spasme. Une dernière expectoration. Et c’était fini. J’ai eu très peur (je n’étais pas la seule). Et la soirée a continué.

Elle avait eu si peur. Une terreur paralysante, insidieuse, l’avait envahie à l’instant même où la Mère n’arrivait plus à répondre. Elle avait tellement perdu dans sa vie, que sa seule certitude avait toujours été que la Mère serait là. Celle-ci oscillait, souvent, entre la désapprobation et la compassion à son égard. On lui avait dit un jour que c’était probablement parce qu’Elle se faisait du souci, mais qu’Elle était trop dure – ou peut-être trop pudique – pour avoir un geste, une parole qui Lui aurait semblé trop douce, trop empreinte de sensiblerie. Dans la tête de sa fille, Elle était en acier, une statue de métal mouvant qui se dressait fièrement entre sa vie et un monde dont elle n’arrivait pas toujours à se rendre compte qu’il avait tapé, mordu, non pas par sa faute mais simplement parce que de temps en temps les Parques sont cruelles. Quand c’est arrivé, la statue s’est transsubstantiée, instantanément, en quelque chose de fragile et faillible. Et quand la peur avait remplacé l’acier de son regard, elle avait découvert un être humain. La supercherie était grotesque. Tellement grotesque que ses yeux se sont immédiatement emplis de larmes. Et elle s’était soudain retrouvée seule, si seule que tout ce qu’elle put faire pour abjurer cette personne qu’elle ne connaissait pas, c’était crier : « Maman ! Maman ! ». Si Elle était partie, à ce moment-là, elle ne se serait jamais arrêtée. Elle aurait appelé sa mère jusqu’à ce que la tombe se referme. La plus jeune des ses deux soeurs la tenait dans ses bras quand Elle a hoqueté « C’est bon, c’est bon, tout va bien ». Elle n’exprima jamais ce qui lui était passé par la tête, pendant ces quelques instants. Elle sécha ses larmes avec un air penaud, rassérénée que l’inévitable soit remis au lendemain.

« Alors, comment c’était, ce baptême ?
-C’était très réussi, ma foi. Bon, comme d’habitude, mon neveu était stressé, on peut pas dire que ce soit un calme, celui-là, mais bon, il avait tout préparé, je l’avais prévenu que si quelqu’un allait oser se moquer, ce serait ses cousins, mais eux ils s’en foutaient, ils allaient à la rigueur le charrier un peu, mais bon, il connaît la musique… Par contre, tu sais pas ce que ma Maman nous a fait ?
-Raconte…
-Elle s’est étranglée avec son verre d’eau. Je te jure, pas fait attention, comme d’habitude, tu sais comment elle est, à toujours vouloir tout faire, parler à tout le monde, tout ça, ce qui devait arriver arriva. Ahlala, bien entendu tout le monde a paniqué, tu aurais dû voir ma soeur, ter-ro-ri-sée, je dois te dire que je n’en menais pas large. Lui, il nous faisait le coup un dimanche sur deux avec ses bonbons à la menthe, il tombait presque à genoux quand ça arrivait. Il devenait tout rouge, il toussait comme un poitrinaire, et bon, on attendait que ça passe. Comme ont dit mon beau-frère et mon fils, il fallait avoir les bras longs pour lui appuyer sur le sternum – il paraît que c’est très dangereux de taper dans le dos des gens – et on parle même pas de l’attraper par les pieds. Je dois dire, quand même, que quand elle était là à tousser, cracher, avec l’autre, là, qui n’arrêtait pas de pleurer, j’ai pensé à quand il était parti. Et puis voilà, tout s’est arrangé. Ma nièce l’a forcée à manger une boulette de mie de pain – il paraît que ça aide – et elle est allée faire le tour de la pièce pour raconter sa petite mésaventure, avec mon père qui en rajoutait derrière, enfin tu le connais ».

J’étais allé m’asseoir dans le jardin. Je suis toujours stressé, en famille. Tous ces gens au même endroit, qui savent des tas de choses sur moi, ça a tendance à me rendre un peu paranoïaque. Je les adore, tous autant qu’ils sont, et ça c’est clair, mais j’ai toujours l’impression que je vais dire une connerie, que je vais blesser quelqu’un. Que je les perdrai eux aussi. Alors je me cache, je mets un masque, pour ne pas qu’ils voient… C’est idiot, je sais, alors plutôt que de rester dans le groupe, à attendre ma prochaine bêtise, à attendre que le masque tombe, j’ai tendance à, de temps en temps, m’éloigner un moment. Et bien entendu, parce que je suis compliqué, je culpabilise de m’être éloigné. J’en étais là, à penser à tous ces trucs un peu débiles, quand j’ai entendu les cris. Par la véranda, j’ai aperçu un attroupement autour de ma grand-mère, et manifestement, là dedans, quelqu’un avait très peur. J’ai pensé à un malaise. J’ai pensé à des tas de trucs. Un être humain un peu normal se serait précipité pour filer un coup de main, se serait rué à l’intérieur, pour faire… quelque chose. Pas moi. Je n’ai ressenti qu’une vague peur, sourde, tout en me morigénant de ne pas savoir quoi faire. J’ai avancé d’un pas certes rapide, mais calme, pour voir ce qui se passait exactement. Le tableau, à travers la vitre de la véranda, transpirait une très grande beauté. Des regards craintifs, des gens à demi levés, prêts à accomplir les bons gestes. Ma tante qui rassurait mon autre tante. Tout était figé, on aurait dit la Cène 2.0. Je m’en suis voulu de penser à l’esthétique à ce moment précis. Lorsque j’ai rejoint tout le monde, tout était terminé. C’est à ce moment là que j’ai rangé mon téléphone sur lequel j’avais, sans m’en rendre compte, composé le numéro des urgences. Je ne sais toujours pas si j’aurais pu servir à quelque chose si le pire était arrivé. Je ne sais toujours pas ce que je leur cache, à tous, de si grave. Je suis toujours stressé, en famille. Mais, si on me posait la question aujourd’hui, je serais forcé de répondre que ce soir-là, je n’ai pas passé une si mauvaise soirée.

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