La chronique onirique de Page – Episode 20

Posté dans : Feuilleton 1
Bienvenue dans ce petit coin de Toile. Mon nom est Page. Parce que parfois vous écrivez sur la page et, aujourd'hui, la Page écrit sur vous. Ceci est son domaine.

Cette semaine, nos sérendipités seront dans une ou plusieurs têtes – à vous d’en juger – à la découverte de pensées, de passions et de jardins secrets. Alors, asseyez-vous confortablement, respirez profondément, et laissez la Page vous emmener dans ses petits coins.

Combien sont-illes ?

Je me lève tous les matins à sept heures trente-deux précises. Après avoir assouvi mes besoins biologiques, je prends un café jusqu’à sept heures quarante-cinq, sept heures quarante-sept au plus tard. Pendant ce temps, j’écoute les infos sur une station de radio dont j’ignore jusqu’au nom. Puis je me rase en six minutes environ, m’habille en quatre, et sors de chez moi à huit heures au plus tard. Il me faut quinze minutes de voiture pour parvenir à l’entrée de la vaste structure qui abrite mon bureau. Le temps que je me gare, il est très précisément huit heures et quart. Un autre café, en chemin, et un croissant dont les secrétaires de l’étage garnissent chaque matin une corbeille, et je suis assis à huit heures trente précises. J’aime que tout soit prévu, que tout soit planifié de manière précise et exacte. La journée passe vite. Le soir, je quitte mon bureau aux alentours de dix-huit heures vingt (je prends une courte pause à midi). Je peux résumer mon activité en disant que, dans une journée de huit heures trente, je dispose de dix-sept unités de trente minutes pour accomplir les diverses tâches qui sont prévues dans mon cahier des charges. Parfois, je le relis, pour m’assurer que tout ce que je fais correspond effectivement à ce qui y est écrit. La plupart du temps, tout colle, et sinon, je fais ce qu’il faut pour corriger tout cela. Je fais tout mon possible pour que rien ne dépasse ni ne bée. A tout instant je sais où je dois être et ce que je dois y faire. Ce qui rend la chose encore plus belle lorsqu’un incident quelconque vient troubler la désespérante et totale entropie dans laquelle je vis. Un accident sur l’autoroute, et je soupire d’aise. Une tâche prend plus longtemps que prévu, et je défaille. Un croissant manque, il n’y a plus de café dans la machine, et je suis proche de l’orgasme. C’est encore meilleur d’être pris de force par les événements quand on n’en vit habituellement aucun. Je contrôle tout, je mesure tout, mais heureusement, il y a le monde, et j’apprécie que la vie me prouve que je ne suis même pas le centre du mien.

Toute la journée, lorsqu’on ne me donne pas directement quelque chose à faire, je traîne dans ma tête. Je cherche des sites internet où il y a des mots que je ne connais pas, et je les cherche dans le dictionnaire. Je me construis une culture de bric et de broc, Shakespeare et JeuxVideo.com, les Gladiators ou Proust, la sexualité des araignées et la psychologie. Les gens me demandent toujours d’où me viennent mes idées. Ils disent toujours que je suis un rêveur, et que j’ai toujours le petit truc à dire auquel personne n’aurait jamais pensé. En fait, je suis un menteur : Rien de ce que je dis n’est jamais original, mais simplement le peu que j’ai réussi à retenir de la vaste masse d’informations que j’ai glanée ici et là de sources bien plus cultivées et talentueuses que moi. On m’apprécie beaucoup, et je suis toujours invité dans les soirées du travail. Mais personne ne me parle directement, les gens attendent que je les éblouisse, en attendant ils parlent entre eux. Heureusement, mon téléphone portable me permet de recevoir internet en tout lieu. Alors je m’assois non loin du centre, dans un petit coin, et je continue de construire ma culture. Un jour peut-être j’en saurai assez pour que les gens me parlent normalement.

J’adore mon travail. Secrétaire en Ressources Humaines dans une grande entreprise, mes fonctions incluent en gros de faire le bonheur de tou.te.s mes collègues, sans distinction de race, de sexe, d’âge, de confession ou d’origine, et je m’en acquitte avec une satisfaction de tous les instants. Il y a bien sûr des ajustements à faire, parfois, pour que tout le monde y trouve son compte, il y a des moments où je dois passer des heures entières à écouter les récriminations des un.e.s et des autres, les rassurer, leur promettre qu’ils valent quelque chose à mes yeux et surtout à ceux de la Direction. Même si parfois ce n’est pas vraiment vrai. Mais c’est mon travail. Et puis ils sont tous si gentils, au fond, même M. R*** qui passe si souvent hurler dans mon bureau que je suis inutile et que si la décision venait de lui « ça fait longtemps qu’on m’aurait foutue à la porte ». Je sais leurs chagrins, leurs doutes, ils me racontent tous leur petite vie, et je suis un peu leur maman à tous. Le soir, quand je rentre – le plus souvent vers vingt heures trente, c’est fou ce qu’il y a à faire quand on se soucie vraiment de son prochain – je me rends au champ de tir. Je dégaine le .357 magnum que je me suis offert pour Noël et, pour le sport, je détruis des cibles humaines en carton des pires manières possibles. Parfois quand je vais me coucher, les déflagrations sont tout ce qui me reste de la journée.

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  1. Avatar
    Zaëlle
    | Répondre

    Hmmm… intéressant, bien que très triste, au fond. Je ne pense pas que tu sois un menteur. Ce qui est appréciable, c’est le fait que tu viennes écrire ici, partager ce que tu as découvert et surtout partager ta réflexion sur ces articles ou autres lectures que tu as pu avoir. C’est ça qui est intéressant, parce qu’après tout, tout le monde sait ce qu’est un lombric, a vu un mendiant dans la rue, a entendu parler du point G, sait ce qu’est une virgule, bon. Par contre, tout le monde n’a pas forcément pensé à les regarder sous l’angle que tu nous présente et c’est ce qui – pour moi – rend la chose intéressante.
    C’est un peu comme les récits fantastiques qui se passent dans notre monde et qui font qu’on est si plongés dedans, c’est que c’est proche de la réalité mais en même temps, on n’y aurait pas pensé. C’est à la fois “merveilleux” et proche de nous.
    Et oui, on est fatigué quand on s’occupe des autres, mais c’est quand même bien sympathique de se sentir utile. Il n’y a rien que je déteste plus que d’être désoeuvrée et rester là bêtement à traîner sur facebook ou sur massiveboggle.fr, mais bon, parfois on tombe sur de jolies choses, comme la page…

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