La chronique onirique de Page – Episode 6

Posté dans : Feuilleton 1
Bienvenue dans ce petit coin de Toile. Mon nom est Page. Parce que parfois vous écrivez sur la page et, aujourd'hui, la Page écrit sur vous. Ceci est son domaine.

Cette semaine, nos sérendipités nous amèneront dans un bus de montagne, quelque part dans le canton de Vaud, au milieu d’une conversation animée entre deux personnes d’un certain âge, et dans les stratégies que nous utilisons pour tromper notre ennui. Alors, asseyez-vous, respirez, et laissez la Page vous promener dans ses petits coins.

Petits calculs entre amis.

Cette semaine, alors que Page était loin de sa ville, affrontant le vertige et les éléments déchaînés dans un bus qui l’était tout autant (déchaîné), ille surprit, par ces hasards des transports en commun qui lui font goûter chaque fois un peu plus ce mode de transport, une magnifique conversation. Juste derrière s’assirent deux personnes d’un âge fort avancé, un Monsieur et une Dame, qui commencèrent à discuter intensivement, à peine assis. Les conversations des aîné.e.s sont souvent assez différentes de celles, par exemple, des écoliers et des écolières, ou des employé.e.s de grandes entreprises. La mort, le deuil, y sont omniprésents, et cette conversation précise ne dérogea pas à la règle. Page et sa compagne de voyage furent assez vite au courant de qui était veuf, qui était veuve, depuis combien de temps et pourquoi, dans quelles circonstances.

Accompagné.e qu’ille était par cette litanie presque mécanique, teintée de résignation, Page se mit à considérer le monde avec de nouveaux yeux derrière son masque. Des yeux gris, un peu tristes, des yeux prêts à voir la fin, sans nécessairement de regret, des yeux de l’autre côté du fossé des générations. Mais soudain, un peu plus tard, une perle, une de ces sérendipités qui font se rendre compte à quel point toutes, tous, nous sommes pareil.le.s, nous fonctionnons dans le même monde, et nous empruntons les mêmes chemins, peu importe notre âge, peu importent nos rides et comment notre corps nous trahit, apparut dans cet échange banal. A un moment, donc, le Monsieur et la Dame s’en vinrent à parler des différents pasteurs officiant dans la région. Manifestement très pratiquantes, ces deux personnes s’entretinrent des mérites comparés de Pasteur X, de leur village, et de Pasteur Y, du village voisin. Le premier semblait, aux oreilles de Page, être tout juste satisfaisant dans ses prêches, alors que la Dame ne tarissait pas d’éloges au sujet du second. Et expliquait, à grand renfort de superlatifs, à quel point sa foi, sa prestance, et tout le reste de son auguste personne, valaient le déplacement, malgré les distances, les rhumatismes, et la piètre qualité des routes de montagne. La Dame, ainsi parlant, s’animait passablement, à côté du Monsieur qui ponctuait ses emphases de hochements de tête et d’approbations. A tel point que le consensus sembla porter, au bout de leur périple, sur la décision d’aller écouter Monsieur Y à la prochaine occasion.

Page, tout à coup, oublia les yeux des vieux, oublia le fossé des générations, et se mit à penser. Lorsque nous voulons sortir, passer du temps les un.e.s avec les autres, profiter du lien qui nous unit aux autres, nous qui sommes jeunes pour quelques années encore, lorsque nous voulons voir quelque chose, un concert, une pièce de théâtre, nous appelons nos ami.e.s. Nous négocions, nous calculons l’effort comparé à l’intérêt de quelque salle.

-“On va voir DJ X, chère Marie-Angélique ?”
-“Mais voyons, Pierre-Sigismond, il y a DJ Y qui passe le même soir. Bon, c’est à Zürich, il nous faudra prendre le train, attendre le premier du lendemain, ou alors écourter la soirée.”
-“Le jeu en vaut la chandelle, quand même : Le flow, la prestance, et tout le reste de l’auguste personne de DJ Y emplissent mes petits pieds transis par les frimas de l’hiver d’une irrépressible envie de se jeter sur le dancefloor (et je n’ose vous parler de mon “booty”, comme nous autres jeunes parlons de ces choses-là, ha-ha-ha !).”
-“Ha-ha-ha ! D’accord, je préfère, moi aussi DJ Y, surtout pour sa prestance. Va pour Zürich. Nous nous tiendrons chaud en attendant le train, demain.”

Au centre du lien qui nous unit les un.e.s aux autres, nous comparons, calculons, sélectionnons constamment, pour maximiser le plaisir d’être ensemble et de découvrir de nouvelles choses, un prêche ou un mix, une pièce de théâtre ou une exposition, ou l’appartement où nous nous vîmes pour la première fois. Et nos petits calculs entre ami.e.s sont les mêmes, peu importe ce avec quoi nous préférons tromper notre ennui.

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  1. Avatar
    wsbrnrdy
    | Répondre

    Cela m’évoque les variations d’une oeuvre de musique classique. Le même thème, répété à l’infini dans de nouveaux contextes, d’autres époques, avec d’autres personnes ?

    Je te souhaite, Page, de profiter de toutes ces variations à venir, du bus qui sera plus sécurisé aux jeunes dont tu surprendras la conversation quand tu seras devenu plus vieux.

    Et de profiter. ta vie se déroulant, de la musique que composeront toutes ces variations.

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