CdL 10 : En voiture, en silence.

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Les Chroniques de Lausanne 10 – Où l'on s'éloigne un moment de Lausanne pour rendre visite à la Tante Agathe.

Lorsqu’il prend à quelqu’un l’envie – fort saugrenue, convenons-en – de s’éloigner du centre de Lausanne, et plus particulièrement de partir en direction de l’Est, il s’en faut de très peu, pourvu que l’on soit en voiture, pour se retrouver non plus à Lausanne mais dans l’une des communes avoisinantes qui, si elles font partie de l’agglomération générale, sont néanmoins distinctes sur plusieurs points que nous ne développerons pas ici pour ne pas colporter la rumeur selon laquelle à l’Est, tout le monde est riche et de droite. C’est ainsi qu’Emilien, fort d’un vendredi à fort taux d’alcoolémie, et d’une fin de samedi à peu près aussi incompatible avec le mode de vie préconisé par les hygiénistes que l’ablation d’un organe majeur, suivie d’une courte nuit de sommeil tanguant, s’était soudain aperçu entre deux pics de mal de tête qu’ils venaient de quitter Lausanne pour un endroit nommé Pully.

La petite voiture dans laquelle ils s’étaient entassés ronronnait confortablement sous ses fesses, et l’ambiance, moins animée que les nuits précédentes, était néanmoins au beau fixe. Un petit air chill-out s’échappait des portières. Même Samuel, au volant,  Lausanne lui apparaissait comme une ville coupée avant de finir ; le panneau annonçant le changement de commune, presque comme une plaisanterie. Emilien s’imagina l’embarras des ingénieurs… « Alors ici, voyez, c’est Lausanne, mais là, voyez, c’est Pully. On sait bien que les deux existent, mais où commence l’une, où s’arrête l’autre, là… Ca dépend. » Il s’imagina que cela avait probablement dû être réglé devant un verre de blanc, où quelqu’un avait décidé « bon, on coupe là et puis on verra ». Berçant gentiment son mal de crâne, il sourit en fermant les yeux et, le coude contre la vitre, appuya sa tête sur sa main. Il allait rencontrer Tante Agathe, comme avaient décrété Samuel et Max, qui avaient peut-être élargi sa légende pour convaincre un Emilien fin soûl de les accompagner le lendemain. Entre l’apéro du matin et le digestif du soir, il avait donc appris d’elle :

Qu’elle était la descendante directe d’une famille d’aristocrates Russes ayant fui la Mère Patrie en 1917 pour s’installer en Suisse, par sa mère.
Que son père était un nobliau anglais sans le sou qui s’était dans sa jeunesse pris de passion pour le continent et avait fui un destin tout tracé dans l’armée de sa Majesté la Reine Elizabeth II, pourtant fraîchement couronnée pour l’occasion.
Qu’il avait vendu plusieurs incunables de l’immense bibliothèque familiale pour un prix défiant toute concurrence à son départ, et avait profité d’une somme rondelette pour sillonner tous les bals de débutantes du continent, où il avait rencontré la jeune Natasha qui lui avait promis de l’épouser à l’instant même où il trouverait un travail susceptible de les faire vivre tous deux dans un luxe appréciable.
Qu’il avait décidé, à regrets ou presque, de l’abandonner à son Léman et de profiter de sa vie de gentleman of leisure.
Qu’elle avait su, cinq ans plus tard et on ne sait comment, le retrouver dans une maison à la douteuse réputation de Bucarest, sans un sou à son nom mais plutôt bien entouré, jouant pour sa pitance d’un vieux violon qu’il avait trouvé dans la rue.
Qu’elle l’avait ramené à Lausanne où elle l’avait remplumé, dorloté, puis épousé, avant de lui mettre un violon neuf dans les mains et de le faire entrer dans l’Orchestre de Chambre de Lausanne.
Qu’ils avaient eu deux filles : La mère de Max, et la Tante Agathe.

La mère de Max était devenue une cantatrice réputée, volant de capitale en capitale au fil des concerts. Quant à la tante Agathe, elle avait vécu une jeunesse fort dissolue avant de rentrer à Lausanne, partant du principe que si l’on cherche bien, on arrive tout à fait à trouver à sa porte des passe-temps honteux. Elle y était donc restée et, n’ayant jamais eu d’enfant, avait suggéré avec insistance que son neveu, arrivé désormais à un âge où il pouvait se passer de sa mère, méritait amplement de s’installer quelque part. Max avait donc rejoint, la veille de ses quinze ans, sa ville natale, qu’il ne connaissait qu’à peine, et s’était installé dans un petit appartement de la vieille ville que sa Tante avait loué à son intention.

« Quand je suis arrivé, avait raconté Max en servant une tournée, elle habitait encore au Château d’Ouchy, et elle avait décidé qu’un hôtel n’était pas un lieu pour un jeune homme bien élevé. Alors elle a décidé que j’étais assez mûr pour avoir mon propre appartement. J’avais un endroit à moi, une femme de ménage deux fois par semaine, mais l’interdiction formelle d’y recevoir du monde. Elle passait une fois par semaine, en soirée, pour vérifier, je pense qu’elle demandait aussi à la femme de ménage de lui faire un rapport. Ca a duré six mois. Après, comme elle a constaté que je me débrouillais, elle m’a simplement demandé de venir la voir deux ou trois fois par semaine pour « constater l’étendue des dégâts ». Constater l’étendue des dégâts, pour elle, ça voulait dire savoir comment j’allais, si je ne déprimais pas trop, si je me faisais à ma nouvelle ville, et si j’étais « un vrai séducteur » comme mon grand-père. Une fois qu’elle était rassurée, j’avais droit à un grand verre d’absinthe, à un excellent souper, à deux ou trois heures de conversation sur sa vie d’aventurière, et puis je rentrais chez moi. Quand ma Maman revenait, j’avais ordre de me rapatrier chez elle, et on faisait comme si c’était comme ça qu’on vivait tout le temps. Ca a été chaud un certain nombre de fois, mais elle y a cru un bon moment. Après… Ca n’a plus été pareil.
-Ta mère a découvert la supercherie ?
-Elle a débarqué plus tôt que prévu pour les Fêtes. Il n’y avait personne à la maison, alors elle a demandé aux voisins, qui n’avaient bien évidemment plus vu ma Tante depuis plusieurs mois.
-Et qui n’avaient aucune idée de qui était son précieux neveu censé vivre avec elle, ricana Samuel.
-Bref, tout ça a pété… Mais j’étais presque majeur à ce moment-là, alors bon, il était trop tard. On a passé un Noël assez sobre, cette année-là. Et puis ma Maman est repartie, elle habite aux States avec son mec, moi je suis rentré à l’EPFL, et voilà. J’ai hérité d’un trust fund, je me suis inscrit en maths, et tu sais tout.
-Et donc, avait balbutié un Emilien que la troisième grappa de l’après-midi avait quelque peu ralenti, pourquoi je dois venir avec vous voir Tante Agathe, demain ?
-Parce que ce sera cool, avaient répondu ses deux compères, tout sourire. »

Devant un immense portail de fer forgé donnant sur une très belle cour ombragée, Samuel coupa le contact. Le Léman, en contrebas, paressait sous un soleil timide de fin d’hiver. Le mal de tête d’Emilien décida de l’abandonner pour aller jouer avec les mouettes.

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