CdL 12 : Lausanne en mode Star Wars.

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Les Chroniques de Lausanne 12 : Où l'on découvre pourquoi Star Wars est le meilleur film de sa génération.

Rentré à Lausanne, ce dimanche après-midi d’hiver, avec ses deux nouveaux amis, Emilien huma l’air du centre, sur une petite place sympathique quoique rendue plus grise encore par l’humidité ambiante. « Pépinet », lui avait lâché Max, avant de souffler dans ses mains rougies par le froid. Quelques voitures, ça et là, troublaient les rues qu’il avait connues la veille bien plus animées. Samuel, fort docte, avec une voix chaude qui dépareillait fortement avec sa grande silhouette dégingandée, lui avait expliqué qu’ici, le dimanche, il n’y avait guère que le coeur qui battait.

« Tu vois, le Flon, c’est le coeur de Lausanne. Un dimanche, y a qu’ici que ça bat, où il y a du monde, c’est normal aussi, c’est un peu le dernier cri de la ville, le chic, le choc. Tu n’as qu’à regarder les fringues des gens sur les terrasses dans le coin, tu verras de la Ray-Ban, du Diesel, et des tas de ces petits détails branchés. Et nous, bien sûr, parce qu’on a la classe même si on n’a pas le pognon – enfin surtout moi. »

Ils avaient laissé la voiture à la Riponne, à la même place, troisième sous-sol, près de la sortie. Nulle trace des deux toxicos qu’ils avaient croisés, sans doute partis quelque part au chaud. Et ils avaient déambulé un moment dans Lausanne, sans vraiment parler de rien. Le repas s’était fini dans une ambiance de pénombre, il y avait du plaisant, certes, mais la moquerie initiale, le sentiment d’être testé, observé sous toutes ses coutures l’avaient plongé dans une perplexité qui faisait gronder ses neurones, malgré le cadre, malgré Lausanne qu’il trouvait toujours aussi belle et calme. Il n’arrivait pas à se détendre.

Il réalisa soudain qu’en-dehors de quelques heures de sommeil, il avait passé presque quarante-huit heures avec deux parfaits inconnus qui l’avaient promené à leur guise, sans vraiment savoir… Il était maintenant question qu’ils finissent leur dimanche chez Sam et Max, pour un pétard et un film. Max ne disait rien, ou presque, et Samuel expliquait, expliquait Lausanne, expliquait à quel point le cool appartenait à ceux qui restaient, qui exploraient, qui vivaient la ville. Le pire, peut-être, était qu’il était convaincant, et Emilien se sentait effectivement séduit. Mais il ne pouvait s’empêcher de penser qu’il y avait quelque chose de louche. Il avait passé sa vie d’adulte seul, ses quelques amis de lycée évaporés au lendemain des résultats du bac. Après, les études, le boulot en parallèle, puis à plein temps, un moment à traîner avec des collègues qui avaient vite pris leurs distances après l’Incident.

Et pour finir, le néant total. Il ne bossait avec personne, ne parlait avec personne, sortait peu, construisait, poussé uniquement par l’inertie des inutiles, une vie de fourmi, en espérant qu’un jour, quelque chose allait changer. L’Incident n’avait que confirmé ce qu’il savait depuis qu’il était tout gamin : Il mourrait un jour et le monde ne bougerait pas d’un pouce. Vaguement conforté par cette rassurante absence d’implication, il avait vécu sa vie en produit surgelé. Et il avait l’impression que Sam et Max le savaient, et qu’ils en profitaient pour se foutre de sa gueule.

« C’est quoi, votre deal, aux deux ? Vous êtes quoi ? Une secte ? Vous voulez du pognon ? Vous voulez quoi ? C’est Rachard qui vous a rencardé sur moi ? Il vous a dit que j’étais le bouffon de service, et vous avez sauté sur l’occasion ? Vous voulez quoi, sérieux ? »

C’était sorti d’un coup. Samuel en milieu de phrase, il n’avait pas fermé la bouche, prolongeant en pantomime son petit speech, et Max, interdit, regardait avec attention un ticket de métro collé au bitume. Emilien, essoufflé, presque surpris par cette vague qui l’avait emporté, baissa les yeux à son tour. Ils restèrent un moment sans rien dire, trois de ces mimes de rue qu’on croise partout en été, et le même public, ou presque.

Puis Max, rouge sous sa barbe, prit la parole :

« J’ai une théorie. C’est plus qu’une théorie, en fait. C’est genre une philosophie de vie. » Les deux autres, perplexes s’affalèrent, un peu, se rapprochèrent, un peu et, les bras croisés, firent face à Max, qui n’avait qu’à peine levé les yeux.

« Tu sais pourquoi Star Wars a eu autant de succès ?
-Parce que c’était le meilleur film de sa génération, proposa Emilien, à quoi tous trois hochèrent la tête simultanément.
-C’est vrai. Mais tu sais pourquoi c’est le meilleur film de sa génération ?
-Vas-y, Max, je sens que tu vas m’expliquer ça…
-Parce que, au fond du fond, quand tu enlèves l’opposition, les princesses en danger et tout, et les batailles spatiales…

Emilien ouvrit la bouche, mais Max, d’un geste que n’aurait pas renié l’Empereur, reprit :

-Juste une fois, pour y penser, enlève tout ça. On n’a pas ça, nous, à Lausanne, des aventures, des monstres et tout, et pour ce qui est d’un empire galactique, on a genre Brélaz, tu vois, c’est pas ce qu’on peut appeler une menace, même fantôme. Des clones, OK, on en a, mais c’est juste qu’ils s’habillent tous dans les mêmes magasins, tu vois. Et la Micra de Sam, c’est pas vraiment un X-Wing, quoi… Donc t’enlèves tout ça. Et au fond, il te reste pas, comme dans les autres films, un héros et un sidekick, tu vois, non, il te reste trois gars : Tu as Solo, Skywalker, et Chewie. Ils font des tas de trucs ensemble, tu vois, ils sortent le Faucon Millenium, tout ça, mais tu sais que le soir quand ils rentrent chez eux après une bataille, ou quoi, ils se posent devant leur holoécran, tu vois, le truc en 3D, ils s’en roulent un petit, et ils chillent. Et de temps en temps, ils vont voir les fantômes bleus de leur famille, tu vois, tous les trois, et voilà. Et ça, ça marcherait pas avec deux persos, tu vois, ça marche qu’avec trois. Il y a le vieux roublard, le poilu qui cause presque pas, et le héros un peu niais. S’ils n’étaient que deux, ils se taperaient sur les nerfs, tandis que là il y en a toujours deux pour convaincre le troisième, tu vois ? Et c’est ça qui fait que Star Wars est le meilleur film de sa génération.
-Juste pour savoir, je suis qui, moi, là-dedans ?
-Ben j’aurais bien voulu faire le héros, mec, mais j’ai pas le physique. Et Sam est pas assez honnête, tu vois ? Mais à la fin, toi t’auras la Force, tandis que nous, tout ce à quoi on peut s’attendre c’est à ce que Sam devienne un peu plus honnête, et que je reste poilu, alors c’est un bon deal. Et puis tu vas pas me dire que la vie n’est pas meilleure en mode Star Wars, mec, je te croirai pas. »

Emilien, calmé, s’assit sur un banc. Sam s’était adossé à un arbre, un peu en retrait, observant son pote qui expliquait sa théorie avec de grands gestes de bras.

« Tu vois, avant, on avait un troisième pote, il s’appelait Hans, en fait il s’appelait Anselme mais il trouvait que c’était mieux Hans, plus moderne – il avait pas eu de pot avec son prénom, tu vois ?  Et le type, il est parti, il a quitté Lausanne, tu vois… » Et c’était comme si ce Hans était mort. « Et puis comme t’as débarqué, et qu’on s’est bien éclatés, bah on a fait ce qu’on fait depuis le lycée : La fête et un petit tour en Faucon Millenium pour aller voir nos fantômes bleus à nous. Et puis comme l’aventure est finie, et que demain il faut se refarcir la bataille de Hoth, bah on a pensé qu’un petit moment chill nous ferait le plus grand bien, mais t’es pas obligé, gars, t’es pas obligé. On va juste se poser à l’appart’, sonner un coup chez les ésotéristes voir si elles sont là, et après c’est Blockbuster débile et Penne Carbonara.
-C’est qui, les ésotéristes ?
-C’est les voisines. Tu verras, elles sont un peu… Différentes. »

Emilien sourit. Il soupira un petit nuage que le vent emporta vers le Flon. C’était facile, quelque part, l’inertie. Mais il allait la retrouver en fin de semaine. En attendant, foutu pour foutu, il allait voir comment les autochtones passaient leurs dimanches soirs.

« Il m’a toujours énervé, Skywalker, lança-t-il en se levant. C’est par où, chez vous ? »

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Arnaud – Photo CC Alton S.

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