Il eut l’outrecuidance de s’asseoir en face d’elle, avec son sourire bienveillant et son grand sac. Malgré son agacement, elle essayait de l’ignorer. Elle se plongea dans le trop petit écran de son smartphone pour regarder les prochains avions au décollage de Genève. Une part d’elle-même était tentée par les pulsations familières des grandes villes d’Asie du Sud-Est. Hongkong, Singapour, Séoul, Tokyo ? Son visa hongkongais était encore valable, elle éviterait ainsi toutes démarches administratives. L’urgence que ressentait Corinne ne l’incitait pourtant pas à la facilité. Si elle voulait s’échapper, rencontrer quelques galères administratives en chemin occuperait probablement efficacement ses neurones. Mais bon, ce qui lui prenait le chou, là, maintenant, ce n’était plus ses souvenirs de l’explosion ni le périple à venir, c’était son putain de voisin d’en face. Il se taisait, mais elle voyait bien qu’il avait une grande gueule.

Corinne sentait son thorax se gonfler d’un sentiment ravageur d’animosité. Elle était coutumière de l’étouffement discret de ses émotions, et la honte était le seul sentiment qui lui était réellement familier. Face au fiel qui se répandait en son sein, elle se sentait totalement démunie. La peur se mêlait ainsi à la vive colère qui l’habitait.
Martin ne faisait pas cas de celle qui était postée sur le siège d’en face. Bien qu’il y ait renoncé pour un temps, il avait décidé d’emmener avec lui son smartphone, à des fins de documentation. Il en ferait une utilisation « mindful », avait-il affirmé à son entourage. Il était ainsi entièrement concentré sur la création d’un nouveau post qui ferait office d’une énième annonce de son aventure vers lui-même, de son départ imminent et de la gratitude infinie qu’il ressentait. Il fut interrompu par un appel. Un numéro inconnu. Il décrocha. C’était un vieil ami du gymnase. Un de ceux qu’il avait contacté lors de ses tentatives d’instiller plus de convivialité dans sa vie, après la destruction du Palais de Rumine. Le mec en question était de retour en Suisse après de longs mois, le message de Martin avait suscité une vive curiosité chez lui : quand un mec qu’on a pas croisé depuis près de dix ans nous écrit en parlant d’un mystérieux « élément déclencheur », certains tombent dans le panneau et veulent en savoir plus. Un peu comme quand la couverture de Gala nous fait imaginer les scénarios les plus rocambolesques.
La conversation téléphonique résonnait bien trop fort dans les oreilles de Corinne qui hésita à se lever pour changer de wagon. Elle préféra une solution plus radicale. D’un geste rapide, elle s’empara du téléphone de Martin et le balança contre la fenêtre inouvrable du train de toutes ces forces. L’appareil était hors d’état de nuire, mais, évidemment, Martin braillait comme jamais. C’était un scandale ! Il ameuta les autres passagers et se mis en quête du contrôleur, en partant vers l’avant du wagon, non sans avoir copieusement insulté la destructrice de son portable.
En arrivant à la cabine du conducteur, il n’avait croisé aucun personnel du CFF. La colère de Martin s’était multipliée lors du court trajet dans le couloir du train. Il commença à frapper frénétiquement contre la porte, qui n’était pas autorisé à l’ouvrir. Martin n’entendit ni les sommations qui lui étaient faites de se calmer, ni l’appel que le contrôleur passa à la police ferroviaire. Il décida de repartir en quête du contrôleur et de traverser le train dans la direction inverse. Ce dernier avait avancé dans le wagon et Martin n’eut pas de peine à le trouver. En voyant l’homme en uniforme, il revêtit un large sourire apaisé, comme il avait appris à le faire grâce à la méditation pleine conscience, puis expliqua comment une passagère enragée avait explosé son téléphone contre la vitre. Suivant la procédure, le contrôleur avisa la police ferroviaire sans se confronter à l’individu violent. Martin retourna à sa place comme une fleur. Corinne pensa que la honte avait submergé son arrogant voisin enfin tranquille.
« Prochain arrêt : Genève ». Des passagers s’agitent, ils descendent bientôt. Corinne, Martin et d’autres voyageurs attendent l’aéroport avant de rassembler leurs affaires. Le train ralenti, puis s’arrêtent. Les portes s’ouvrent, un flot s’épanche. Quatre policiers ferroviaires s’engagent dans le train et se postent devant Corinne et Martin qui ne peuvent que les suivre sur le quai.
A suivre…
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