Pour Corinne, les journées n’avaient plus de fin, ni de commencement d’ailleurs. Un épanchement de grisaille entourait chacune de ses pensées depuis le crash. La torpeur qu’elle avait ressentie ne s’était pas atténuée au fil du temps. Et, trois semaines plus tard, le sentiment était simplement devenu plus familier. Il suivait la jeune femme du matin au soir, puis lors de ses nuits interrompues. Rien ne laissait présager une quelconque évolution de son état.
Martin, lui, avait fait de la catastrophe naturelle une opportunité. Bien sûr, il était, comme Corinne, victime d’insomnies. Mais son angoisse s’exprimait par la prise de décisions radicales dans un enchainement qui ne trompait que lui, et dont son entourage clairvoyant percevait le caractère vain. Il avait d’abord lâché son boulot, c’était logique, il ne l’aimait pas. Puis, de manière plutôt conventionnelle, il s’était tourné vers une approche pseudo-spirituelle de sa propre vie. Il avait cédé son téléphone intelligent, commencé la méditation et un régime « raw » et, surtout, recontacté une ribambelle de proches, des oncles, tantes, cousins, ex-petites amies et amis d’enfance pour vivre à nouveau dans la convivialité.
Si elle avait su que sa mère n’allait en réalité pas si mal, Corinne serait restée prof de français dans son école privée hongkongaise. Elle n’aurait pas été présente lors du crash. Toutefois, ce qui la gênait le plus, ce n’était pas l’inutilité de son retour en Suisse mais le fait qu’elle ne puisse même pas tromper son esprit en s’inquiétant pour quelque chose, comme le dangereux état de santé d’un proche. Il n’y avait rien pour la bousculer. Elle avait été engagée pour un poste de remplaçante au Gymnase de la Cité, un peu par pitié peut-être ? Les circonstances avaient donné lieu à plusieurs discussions dans la salle des maîtres et avaient suscité la curiosité des élèves. Cela ne rendait pas son enseignement moins monotone.
Après avoir passé du temps à retrouver ses proches et à faire de longues balades le long du lac, au départ d’Ouchy, pendant les courtes journées de janvier, Martin était prêt à se retrouver lui-même. Il avait vendu la majorité des symboles de sa vie d’avant. Mobilier Interio, grand pouf Fatboy, téléviseur Samsung, iMac Pro : tout était loin. Un au revoir convivial au Café de Grancy et il allait prendre l’ICN de 17:42 direction Genève Aéroport, puis l’avion jusqu’à Dubaï avant de décoller vers sa destination finale, Katmandou. Enfin, selon ses dires, la vraie destination, c’était « son vrai lui ».
Corinne aimait bien ses séances avec son psy. L’atmosphère chaleureuse de la salle d’attente de la rue du Midi contrastait fortement avec la vision cynique du thérapeute. Pendant une heure par semaine, ils entretenaient une discussion qu’elle trouvait toujours intéressante. Quand elle ne voulait pas parler d’elle-même, ils échangeaient en long et en large sur la vision du monde plutôt sombre des psychiatres et philosophes du siècle dernier. Elle appréciait particulièrement qu’il s’abstienne de lui donner des conseils bien-pensants pour trouver un bonheur au goût frelaté. C’est au cours de sa séance du jour que Corinne réalisa qu’elle ne devait plus attendre que son état change, elle devait provoquer le changement. A peine eut-elle dévalé les escaliers qu’elle prit rendez-vous chez le coiffeur, avant de se raviser. Quelle connerie, aller chez le coiffeur pour provoquer un changement… ! Elle retourna chez elle, ou plutôt chez sa mère. Cette dernière était heureusement en consultation chez son médecin cardiologue. Corinne put donc prendre, sans rendre de compte à personne, un sac de voyage dans lequel elle glissa son passeport et quelques tenues pratiques. Elle claqua la porte derrière elle puis entama d’un pas vif les vingt minutes de marche qui l’attendaient pour se rendre à la gare.
Sur le quai, Martin répétait ses exercices de méditation yogique malgré les conditions peu adéquates. Il essayait de se calmer car il trépignait d’impatience à l’arrivée de son train, en retard. Il allait enfin vivre une expérience authentique. C’est avec une bonne dose de mépris et un relent de pitié qu’il regardait les pendulaires qui eux rentraient simplement à leur domicile, pour emprunter à nouveau le même chemin le lendemain. Il remarqua l’échine courbée de son voisin et se redressa encore un peu plus, dans une profonde respiration.

En levant les yeux vers le panneau numérique bleu du hall principal, Corinne remarqua que le prochain train pour l’aéroport de Genève partait à 17h42, mais grâce aux six minutes de retard annoncées, elle acheta son billet et se rendit tranquillement sur le quai bondé. Jusque-là, elle n’avait pas ressenti d’émotions particulières. Elle avait continué à vivre dans l’apathie qui ne l’avait plus quittée depuis le crash. Pourtant, l’homme debout devant elle lui avait instantanément tapé sur les nerfs. Elle l’observa pour savoir ce qui l’insupportait tant, tout en savourant l’agacement suscité.
Il était planté là, le torse bombé et l’air hautain. Il portait un sac à dos de montagne haute-technologie immaculé, affublé de bâtons de marche rutilants, et d’autres accessoires qui pendouillaient et qui paraissaient incroyablement superflus. Cela sentait le mec qui partait chercher l’inspiration lors d’un voyage initiatique de luxe. Dans quelques jours, sa barbe de bobo soigné allait prendre une allure plus aventurière et il accrocherait à son cou une babiole artisanale style dent de requin. « L’horreur », pensa Corinne. A l’arrivée du train, Martin laissa monter Corinne dans le train devant elle, dans un réflexe de galanterie surannée, qu’il avait récemment acquise. Quand elle s’assit, il choisit de s’installer en face d’elle.
Un sifflement, une porte qui claque. Le train quittait Lausanne, tandis que tous les deux abandonnaient la gravité.
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