CdL 13 : Emilien et les ésotéristes.

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Les Chroniques de Lausanne 13 : Où l'on s'attarde un instant sur une statue antique avant d'entendre une prophétie.

De l’extérieur, l’immeuble ne payait pas de mine : Un cube de béton gris, sur lequel avait un jour été étalée une peinture blanche dont on ne voyait guère plus que les coulures. Il avait dû être moderne – peut-être même rutilant – un jour, mais il donnait l’impression d’avoir appartenu à des gens très bien qui néanmoins portaient des pattes d’éléphant et essayaient de faire pousser leurs afros comme ils le pouvaient. Emilien s’imagina un instant l’odeur du fer à friser, avant de s’engouffrer dans le hall sombre de l’immeuble.

En face de l’ascenseur, au sixième et dernier étage, il y avait, à gauche d’une porte sur laquelle étaient dessinés des motifs étranges qu’Emilien n’avait jamais vus, une statue de bronze verdi représentant un homme. Indubitablement, sans possible équivoque, pas l’ombre d’un soupçon, c’était un homme, très, très nu, et manifestement très, très content de les voir. Sur sa tête, une impressionnante couronne de vigne, patinée par la paume de centaines de mains, désespérait de n’être point le lieu où convergeaient les premiers regards. Tous ceux qui passaient par là ne frottaient pas la couronne, cependant, et une autre extrémité de la statue semblait elle aussi porter bonheur pour peu qu’on la flattât. Machinalement, Sam passa une main distraite sur la tête de l’Homme Vert, avant de sonner. Max fit de même, et Emilien concéda à son âme éternelle de baptisé-catholique-pour-faire-plaisir-à-Grand-Maman une légère incartade du côté de la philosophie New Age et y passa également une main.

La porte s’ouvrait sur un couloir vide et immaculé, sans éclairage. Au bout d’une certaine distance de pénombre bleutée, dans laquelle on pouvait distinguer deux portes closes, le couloir débouchait sur une pièce avec une table basse contre laquelle venait se frotter un grand rideau au gré des courants d’air. Emilien inspira longuement, doucement, sans raison apparente. Un léger parfum d’épices et de fruits réchauffait l’atmosphère. La température était parfaite. Un petit reste d’appréhension s’envola soudain, et Emilien, pour la première fois depuis de longues années, depuis l’Incident peut-être, laissa son dos se détendre un peu, et se planta là, pour un moment ou pour toute sa vie, ça lui était égal. Sam parlait à quelqu’un un peu plus loin d’une voix basse, évidemment dans un endroit pareil il aurait été impossible d’élever la voix. Max l’attendait au bout du couloir, un sourire bienveillant au coin des lèvres.

Autour de la table il y avait un improbable amoncellement de coussins et de poufs, sur la table il y avait un brûle-encens où tombaient régulièrement une pincée ou deux de cendre. Le rideau dansait avec la fumée, parfois, et d’ailleurs, une pièce ou deux plus loin, on entendait le léger tintement d’un carillon. Max s’approcha de la table, choisit immédiatement un pouf, puis s’y assit avant de s’étirer en basculant en arrière. Il poussa un soupir d’aise.

« On est chez qui, là ? demanda Emilien qui n’avait pas osé s’assoir malgré l’invitation de Max.
-Les ésotéristes, répondit Max.
-Mais encore ?
-Nous, on habite l’appart’ à côté. Ici, c’est chez Anastasie et Zelda. Je ne sais pas si c’est leurs vrais noms. La plupart du temps elles ne bougent pas de chez elles, mais on a réussi à les apprivoiser un peu, et de temps en temps elles viennent mater un film avec nous. On a de la place, et je crois qu’elles s’ennuient un peu les dimanches soirs, surtout Anastasie. Elles ont un petit commerce de divination et géomancie à domicile, où mettre son miroir, où cacher la plante de Tante Irma pour ne pas que son Feng-Shui parte en sucette, tout ça. »

Samuel entra par un autre couloir, riant bas, avec à son bras une grande jeune femme brune, cheveux noirs au carré, dont le visage consistait principalement en une énorme paire de lunettes qui dépassaient amplement de chaque côté. Elle portait une longue jupe brun foncé qui embrassait ses chevilles à chaque pas, un ample cardigan ocre qui lui descendait aux genoux et, au bras droit, une quantité incroyable de bracelets, de perles, de nacre, de cuivre et de bronze qui tintinnabulaient à chacun de ses gestes. Elle s’approcha nonchalamment d’Emilien ; elle marchait en trainant les pieds, lançant chaque pas en éclaireur avant que le corps ne consente à suivre. Emilien s’efforça de cesser de la dévisager, balbutia un bonjour, tendit la main, hésita, tendit la joue. Elle l’enlaça d’un  large mouvement, faisant résonner son orchestre de bracelets. Déposa un baiser sur sa joue droite – et une boucle d’oreille en écaille lui entama la joue. Puis sur la gauche – et ses lunettes heurtèrent son front. Puis sur la droite, enfin – et Emilien évita, par un subtil exercice de torsion du cou, de finir éborgné. Faire la bise à cette fille, se dit-il, c’était comme chercher une faille dans l’armure d’un adversaire de tournoi médiéval. C’était possible, à force, mais en attendant il y avait tout un arsenal destructeur qu’il fallait éviter, et on était sûr d’y laisser des plumes.

« Anastasie », suggéra-t-elle avant de pivoter vers Max, qui s’était levé pour lui sauter au cou. Emilien tenta de déceler la tactique d’esquive de Max, sans succès. « Vous voulez un truc à boire ? » puis, élevant à peine sa voix chaude et assurée : « Zelda ! On a du monde ! Zelda, viens dire bonjour aux garçons ! ».

Un léger bruit, au loin. Le carillon un peu plus fort. Le rideau du salon et la robe d’Anastasie dansèrent une seconde malgré l’absence de courant d’air. Puis des pas feutrés dans le silence : Zelda. Zelda, c’était avant tout un visage impassible, figé, marmoréen, d’une spectrale blancheur, transparente sauf au sommet des joues, qu’elle rosissait de fond de teint. C’était ensuite une robe excessivement stricte qui la faisait ressembler à une maîtresse d’école des années 30, toute de sévère bienveillance. Elle était aussi nu-pieds, mais Emilien était prêt à parier que, dans un placard proche, il y avait une paire de grandes bottes de cuir, noires, et lacées, qui devaient compléter cette impressionnante panoplie.

« … », fit-elle, en guise d’introduction, avant de se laisser embrasser d’abord par Sam, puis par Max. Emilien l’approcha puisqu’elle lui tendait la joue. Trois bises plus tard, elle ne semblait pas davantage disposée à ouvrir la bouche. Anastasie s’était éclipsée, et revint avec un plateau sur lequel  trônait une théière chinoise, entourée de tasses dépareillées. Une délicieuse odeur de fruits d’automne se mêla à l’ambiance, et tous cinq s’assirent. Anastasie servit en racontant quelques anecdotes de la journée. De temps en temps, elle s’interrompait en disant « n’est-ce pas, Zelda ? ». Et Zelda hochait la tête imperceptiblement : « … ». Alors Anastasie continuait, finissait son histoire. Elle connaissait tout l’immeuble, tous les voisins par leur prénom. Emilien, qui peinait à suivre, se laissa bercer par le calme, par les notes du carillon, par les cliquetis des bracelets, par la chaleur du thé qui fumait dans sa tasse. Poussant un profond soupir, il se laissa aller à une rêverie floue et cotonneuse, dans laquelle il se perdit gentiment quand, soudain, Zelda apparut à côté de lui. Elle planta son regard quelques centimètres derrière ses yeux. Emilien, surpris, manqua de basculer en arrière, mais Zelda saisit fermement sa main et ne lui accorda pas cette fuite facile.

Ses iris étaient verts, avec un liseré brun clair qui les faisait scintiller. Elle le regardait avec une curiosité enfantine, dévorante mais peut-être pas cruelle, et malgré le calme olympien qui l’avait habité jusqu’alors, Emilien se sentit soudain empli d’un malaise qui en quelques secondes s’intensifia, devint peur, puis panique, puis… rien.

Elle n’avait pas bougé. Son visage était toujours inexpressif. Elle le fixait tout autant. Mais une étincelle, une petit flamme quelque part, dans sa main lisse et tiède, ou dans ses yeux immobiles, avait réussi à le calmer aussitôt qu’il l’avait perçue. Attendant simplement qu’elle le lâche, Emilien ferma les yeux, doucement, comme on prend un enfant par la main pour lui dire que le soir tombe et que la place de jeux sera encore là demain. Quand il les rouvrit, elle avait reculé – sans toutefois bouger d’un pouce – et c’était son visage impassible qui le regardait désormais. Ni Anastasie, ni Max, ni Samuel n’avaient prêté attention à la scène, manifestement habitués, et semblaient désormais attendre quelque chose, en silence.

Puis Zelda ouvrit la bouche et sa voix était de l’or liquide, comme si toute la chaleur qui lui faisait défaut en général était concentrée dedans. D’un timbre clair, légèrement accentué par des ”r” qui roulaient un peu trop, elle déclama :

« Le vent tourne.
Le Fil Blanc mène de la peur à la foi.
Le Fil Gris retrouve quelques brandons dans l’océan de cendres.
Le Fil Noir éloigne celui qui le suit de son crime.
Les Parques ont tissé leur messager pour les mettre tous à l’épreuve.
A dos d’insecte elle vient…
 »
Puis elle se leva, se resservit un thé, s’assit un peu plus loin.

-Quant à l’Homme Blond, déclara Samuel en se montrant du doigt, il va aller mettre des pâtes sur le feu et choisir un DVD idiot à mater ce soir…
Chacun se leva, posa sa tasse, et retraversa le grand couloir sombre. Entre Sam et Max, devant, et les ésotéristes, derrière (dont l’une s’était chaussée d’une paire de tongs, et l’autre d’une paire de grandes bottes de cuir, noires, et lacées), Emilien se laissait porter par le mouvement.

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Arnaud

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