CdL 8 : A friend in need is a friend indeed.

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Les Chroniques de Lausanne - 8 : Où l'on quitte un instant nos protagonistes afin de faire un petit détour par le sud-ouest de la Riponne et pour rencontrer quelques uns de ses ressortissants.

Lausanne devrait, selon toute logique, avoir pour coeur sa plus grande agora, l’endroit le plus propice où pourraient se rencontrer ses autochtones, ses visiteurs, et tous ceux qui par hasard découvriraient l’endroit. La Place de la Riponne, entourée qu’elle est des fastes oripeaux de son ancienne université – payée par un aristocrate russe et néanmoins lausannois par sa mère –, n’est à l’heure actuelle qu’un casse-tête de plus pour la municipalité, laquelle, consciente sans doute du fait que le centre historique de la ville ne comporte aucun espace susceptible d’y installer du monde l’espace d’un soir, se demande comment il est possible que la Cité grouille à chaque début d’été comme une boîte de sardines, alors qu’il y a toute cette place à deux pas… Le Lausannois est un animal certes curieux, mais aussi méfiant, et il semble préférer observer la Riponne depuis une petite terrasse juste au-dessus, en buvant pourquoi pas une bière au Great Escape, plutôt que d’errer sans but sur la grande place vide et entièrement dénuée de bière. C’est ainsi que la Riponne ne sert que lors des grandes occasions et des marchés, et ne se remplit d’enfants et d’adultes que lorsque ceux-ci n’ont pas envie d’amener ceux-là au bord du lac pour y faire du patin à roulettes. La platitude, denrée rare s’il en est, est alors appréciée des petits garçons et filles en patins ou trottinette, qui malgré tout y tombent souvent et pleurent un moment pour montrer qu’ils n’ont pas vraiment eu mal mais quand même.

En attendant, suite à un incident fâcheux lors de la construction du rutilant métro automatique, il avait été décidé d’y déplacer les marginaux et les drogués dont le sol s’était littéralement arraché de sous les pieds à Saint-Laurent. A qui habite proche de la place, ou est amené à y passer souvent, l’on demande souvent, en fonction de son degré de tolérance aux modes de vie alternatifs « Et ça va ? C’est pas trop le souk ? », « Et ça va ? Ils sont pas trop agressifs ? » ou encore « Et ça va ? Tu n’as pas peur ? », parce que la sollicitude des masses ne connaît pas de limite. On peut d’ailleurs considérer que la Riponne, ou plutôt son coin sud-ouest, appartient à une tribu de gens qui donnent l’apparence – pourvu qu’on les observe assez longtemps pour se rendre compte qu’ils ont eux aussi deux yeux, un nez et une bouche –, de tous se connaître, et d’exister dans une communauté à l’équilibre certes précaire, mais surprenant étant donnés les enjeux.

Sur ce petit coin de place, là où les gens pressent imperceptiblement le pas, était née il y a quelques mois une rumeur. C’était une petite rumeur, qu’on se racontait en hochant la tête, composée d’une plus grande part de non-dit que d’information nouvelle, mais qui revenait régulièrement, comme un herpes, hanter les conversations des punks à chiens et des skins à bière. On n’y pensait guère qu’au hasard et, comme on ne connaissait que peu de personnes outre ses voisins d’infortune, qu’on n’aurait jamais vraiment fait confiance aux passants, et que ceux-ci ne voulaient de toute façon rien avoir à faire avec la communauté, la rumeur s’était gentiment installée sur le coin sud-ouest et, bien repue d’avoir soupé des sentiments de ses hôtes, s’était endormie là comme un gros ver gras sous un vieux jambon oublié, sans autre ambition que de ressortir de temps en temps se repaître de la noirceur humaine, lors de ces soirées où le doute sur l’existence de choses qui grattent dans la nuit n’est plus permis.

Sal était un punk à chien, sans le chien, malheureusement, lequel avait préféré, lors d’une soirée, rejoindre le Grand Nonos dans le Ciel en se jetant avec un enthousiasme qui aurait fait plaisir à voir dans d’autres circonstances sous un autobus électrique. Il était arrivé de son Valais natal il y avait quelques semaines, poussé par un trop plein de tolérance envers les gens comme lui, à la fois fils d’immigrés et toxicomanes, tolérance tellement proactive qu’il avait même été convié à y séjourner gratuitement entre les murs de la prison des Iles. Il avait donc empaqueté du mieux qu’il avait pu ses quelques affaires, avait pris son bâtard en laisse, et était venu rejoindre les rangs des pendulaires qui vont de la Marmotte à la Riponne le matin et inversement le soir. De ses maigres possessions initiales ne demeuraient plus que quelques habits déchirés, une paire de baskets dont la semelle usée prenait l’eau, et une certaine amertume quant à la condition humaine en général, et sa condition à lui, Sal, en particulier.

Ce dimanche, il s’était réveillé sur un banc, frissonnant un peu malgré un printemps magnanime. Il ne pouvait séjourner à la Marmotte qu’au maximum quinze nuits par mois, et lorsqu’il ne trouvait pas une bonne âme pour l’héberger, il s’endormait en général à l’abri du vent quelque part avant de regagner son banc, sa bande, et la petite économie clandestine qui les liait tous entre eux. La courte marche entre son hall d’immeuble habituel et la place de la Riponne suffît à l’extirper de sa torpeur et le réchauffa suffisamment pour qu’il pût soudain entendre la petite voix qui hurlait au fond de sa tête. Il lui fallait un fix. Immédiatement.

Il avisa la compagnie, mâchouillant un vieux croissant qu’on lui avait donné à la fermeture d’une boulangerie l’avant-veille. Plusieurs sources potentielles. Il y avait Long John, le visage comme le couteau qu’il portait en permanence à la ceinture. Sa came était habituellement bonne, mais il avait tendance, quelquefois, à vous regarder en tripotant le manche de sa lame avec dans le regard une vibration mauvaise, et Sal préférait ne jamais avoir à traiter avec lui. Il y avait Elsa, un beau visage que les excès avaient liquéfié et bouffi comme une peau de lait. Elle obtenait à sa manière ses produits, et consentait en période d’abondance à en revendre un peu. Sal s’approchait quand Elsa leva les yeux sur lui et lui demanda s’il avait quelque chose sur lui.

Une déception infinie planta ses griffes dans le coeur de Sal, accompagnée d’une peur qui confinait à la panique. Son nez le chatouillait déjà et bientôt les larmes viendraient, et les tremblements. Mais outre la douleur et la dépression, c’était la folie douce de l’idée fixe qui terrorisait Sal depuis qu’il était tombé dans la poudre. Le fait que jusqu’à son prochain shoot, toute pensée, toute action seraient parasités par la question de savoir si oui ou non il avançait dans sa quête. Oh, certes, il savait comment attendrir, comment apitoyer, comment séduire parfois pour obtenir de quoi tenir la folie à distance. Mais en attendant, la cruauté de son manque allait remplacer son habituelle passivité bonhomme, et le rendre minable, méconnaissable, tout entier dédié à un Dieu auquel il avait, par accoutumance, cessé de croire. Tout ça pour faire taire, dans sa tête, la voix qui tantôt menaçant, tantôt cajolant, tantôt ratiocinant, assourdissait ses pensées. Il allait se perdre, un jour, devenir comme les autres, une coquille, un costume, ne plus jamais vivre, ne plus jamais-

Mais la Voix hurlait, hurlait. Il allait se décider à s’approcher de Long John et de son couteau lorsqu’une tape amicale sur son épaule le fit sursauter. Un visage rongé par l’acné lui sourit. « J’ai scoré gros, mon fils. On va au parking ? Ou tu as peur que le Manteau Noir ne te prenne ? » La Voix, rassérénée, se tut. Un ami dans le besoin, et la folie semble plus lointaine. Sal sourit à son pote Acné. Quant à la rumeur, elle sentit une nouvelle tête dont se repaître, et suinta de sa cachette avec gourmandise.

Arnaud

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