“Dès que j’en avais l’occasion, je jouais.”

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La dépendance, fléau qui frappe en bas de chez vous. Témoignage d'un Lausannois anciennement addict au jeu "Questions pour un champion" en ligne.

Mardi 23 février, Lausanne. Je m’engage dans la rue de l’Industrie. Les entrepôts sombres ne sont guère accueillants. Après quelques secondes d’hésitation, je rentre dans un immeuble. Jonas (prénom d’emprunt) m’a donné rendez-vous à son domicile. Après trois sonneries, il m’ouvre et me fait pénétrer dans son modeste appartement. Les murs sont nus, les meubles rares. Je ne puis m’empêcher de frissonner à l’idée du drame qui s’est joué dans ces pièces. Jonas prend la parole pour me raconter son histoire.

Longtemps je me suis couché de bonne heure. J’avais une vie routinière, avec ses hauts et ses bas. J’avais un travail, une copine, des amis. Puis, un jour, un ami m’a invité chez lui. Il voulait me montrer quelque chose, il m’avait dit « il faut que tu testes, tu verras c’est super ». Il a allumé son ordinateur et s’est connecté sur le site de Questions Pour Un Champion Online (QPUC). Il a joué une partie devant moi pour me montrer.

 J’ai tout de suite été fasciné. J’avais face à moi le jeu télévisé qui a bercé toute mon enfance, avec Julien Lepers, qui bougeait et parlait comme à la télé !

Quand avez-vous commencé à jouer ?

Le soir-même. Je suis rentré chez moi et je me suis créé un avatar. La première partie est une sensation extraordinaire. Vous découvrez tout, les questions, les adversaires, la musique,… J’ai été directement qualifié pour le 4 à la suite ! Après cette première partie, j’ai tout de suite rejoué, c’était irrésistible. Rapidement, je me suis pris au jeu. Je me suis créé un deuxième avatar, puis un troisième, et ainsi de suite.

Vous jouiez beaucoup de parties par jour ?

Pendant toute une période, j’avais 5 avatars, plus les trois que j’avais fait créer à ma copine. Avec les parties que je gagnais, j’arrivais facilement à 10 parties par jour. Dès que j’en avais l’occasion, je jouais. Je jouais beaucoup le soir, parfois très tard. Progressivement, je me suis mis à jouer au travail également, mais je faisais de moins bons résultats, car je jouais sans le son.

En fait, le public change selon les heures. Jusqu’à 2h du matin, il y a le public habituel. De 2h jusqu’à 5h, les joueurs sont plus agressifs, ils insultent, l’esprit n’est pas bon. Mon heure préférée, c’était le matin à 6h. Là il y a vraiment les bons joueurs, ceux qui se lèvent exprès pour jouer.

Vous jouiez seul ou en groupe ?

Seul. J’aimais bien la sensation d’être seul avec Julien et les avatars des autres joueurs. J’ai essayé de jouer quelques fois avec ma copine, mais elle m’induisait en erreur ou me déconcentrait, ce n’était pas possible.

Parlez-moi de votre enfance.

Je n’ai pas été battu ou abusé de quelque façon. Papa travaillait beaucoup, mais il buvait peu. Il aimait regarder Questions Pour Un Champion à la télé. Il était assez doué, il avait une très bonne culture générale. Il s’était inscrit à la ligue de QPUC vaudoise, il allait s’entraîner tous les jeudis soir à Morrens. Mais il avait un point faible : il n’était pas assez rapide. La rapidité c’est essentiel vous savez. Il n’a jamais pu participer au jeu télévisé, pourtant je crois que c’était son rêve secret. Malheureusement, il est parti trop tôt pour cela. Je pense qu’inconsciemment, j’ai voulu l’honorer.

Vous y êtes parvenu ?

Dans un sens oui. Je m’en souviendrai toujours : le 17 mai, c’était un dimanche, j’ai atteint les Mini-Masters d’Or. J’étais vraiment ému, j’ai pensé à lui. J’étais fier de moi, car je savais que je le méritais. Je me suis entraîné pendant plusieurs mois pour arriver à cela. J’ai pris des cours de dactylographie pour m’améliorer. La rapidité c’est essentiel vous savez.

Ce tableau semble idyllique, Jonas. Mais les bonnes choses ne peuvent pas durer, n’est-ce pas ?

Oui…

 Dites-m’en plus. Votre travail, votre vie sociale ont été affectés par cette addiction ?

Au travail évidemment, je suis devenu agressif. Je ne supportais pas qu’on me dérange au milieu d’une partie. Mes amis se sont aussi détournés de moi, car je ne voulais plus sortir. Mais c’est surtout le départ de ma copine qui a été le plus gênant. Voyez-vous, le meilleur endroit de mon appartement pour jouer était le salon, car c’est là que la connexion WIFI était la meilleure. La rapidité c’est essentiel vous savez. Or je n’avais pas de table dans mon salon. Je posais donc mon ordinateur sur mes cuisses. Bien mal m’en a pris, car les ondes de l’ordinateur m’ont progressivement rendu impuissant. Bientôt, je ne pouvais plus satisfaire mon amie. Elle est partie.

Je me suis retrouvé seul, j’ai sombré dans le jeu. Je jouais énormément, c’était un refuge. Quand j’y repense, c’était une période dure mais en même temps très excitante. Voyez-vous, c’est une sorte de frénésie, d’immersion… une expérience totalisante, voilà. C’est difficile à décrire, il faut vraiment le vivre.

Vous aimiez l’avatar de Julien Lepers ?

Oh oui. Il était tellement ressemblant. Enfin, je ne l’ai jamais rencontré en vrai, je parle de celui de la télévision. Mon moment préféré, c’était quand il disait « il est insolent de facilité ! ». J’avais l’impression qu’il s’adressait vraiment à moi !

Jonas, quand je vous vois, j’ai l’impression que vous n’êtes plus cet homme… que s’est-il passé ?

Après plusieurs semaines à ce rythme, je suis tombé amoureux d’une fille… la caissière de la Coop Pronto où j’allais me ravitailler. Pour pouvoir la séduire, il fallait que je retrouve ma virilité. J’ai contacté la Fondation les Oliviers. Le traitement que nous avons convenu était simple : abstinence complète. Je logeais dans la Fondation, au Mont-sur-Lausanne.

Comment avez-vous vécu votre sevrage ?

Le pire, c’est le troisième jour. Les deux premiers jours, tu as l’énergie du changement qui compense le manque. Tu es fier de voir que tu peux t’en sortir sans Julien Lepers. Mais le troisième jour, cette euphorie retombe et tu ressens physiquement le manque. Je criais « ah non, là il faut m’expliquer ! » dès qu’on me contrariait. Je buzzais sur la tête de mes compagnons de chambrée. Puis, petit à petit, je me suis habitué. Je suis resté trois semaines là-bas, avant de pouvoir rentrer chez moi. Là, j’ai été confronté à mon vice. Mais j’ai résisté à la tentation. J’ai rejoué, mais d’une façon modérée. Et aujourd’hui, je joue toujours, cela se passe bien.

C’est une belle histoire, une victoire sur la vie en somme…

Oui. Dommage que la caissière de la Coop Pronto ne m’ait pas attendu. Elle a rencontré un joueur de World of Warcraft quelques jours après le début de ma cure au Mont.

Quel bilan tirez-vous de cette période de votre vie ?

Je ne regrette pas. Cela m’a permis de ressentir la sensation d’être un champion.

Quel conseil donneriez-vous aux jeunes joueurs qui traversent cette passe difficile ?

Coupez-vous les ongles, pour ne pas déraper sur le clavier. Et n’ayez qu’un seul avatar : c’est la marque des vrais champions. »

 
Je m’en vais, laissant Jonas chez lui. Il me laisse l’image d’un homme seul, qui est retourné aux turpitudes de son quotidien, avec ses angoisses et ses petites passions. Et je me prends à réfléchir à notre société. À tous les dépendants qu’elle connaît. QPUC n’est que la face émergée d’un iceberg d’addictions : Geo Challenge, Word Challenge, Pet Society, Paf le Chien, Studio Quizz, Tout le monde veut prendre sa place, Yetisport… pour un Jonas sevré, combien de dépendants?

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Etienne

3 Responses

  1. Avatar
    Thieu-Thieu
    | Répondre

    Si vrai, si authentique… Pas un soupçon de manipulation, la pure interview-vérité sans concession. Il y a du Albert Londres en toi Etienne. 

    Un mot, continue.

    (PS: c’est bien ça que tu m’avis dit de mettre comme commentaire hein ?)

    • Avatar
      etienne_doyen
      | Répondre

       L’Information, voilà pour qui je travaille.

  2. Avatar
    Pierre
    | Répondre

    À la lecture, un mélange savoureux d’émotion et de culpabilité… Que dire?  Là où l’esprit du lecteur rejoint celui de l’écrivain, toute frontière s’estompe.  “Là je dis oui”.  Non plus sérieusement, c’est assez amusant de rendre sérieux ainsi un texte écrit au second degré.  Vraiment pas mal fait!  Il manquait peut-être juste les mises en page du style: 
    “La rapidité c’est essentiel vous savez.”
    Un peu comme dans les articles de magazines…
    Pas mal du tout… Encore plus marrant quand on y a déjà joué ! 

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