
« Il y a l’ombre et la lumière, au milieu, notre trajectoire. Il fallait choisir une route, alors on a choisi les pluies, acides à s’en brûler le cœur, pourvu que planent les esprits… » Des bribes de chanson de Saez lui reviennent souvent en tête. Relents de son adolescence. Elle se dit que c’est comme un vieux pote qu’elle retrouverait accoudé à un bar à tenir les mêmes discours en boucle. Récemment, elle a pensé que la seule chose qu’elle cherchait à saisir en photo c’était la manière dont la lumière se dépose sur des surfaces. Il lui semble que cette pensée a surgi dans le train entre Lausanne et Fribourg tandis qu’elle regardait le soleil se coucher entre les collines. Elle se souvient d’un voyage dans le même train, sens inverse, où un moine bouddhiste dessinait une porte au crayon gris dans son cahier. Cet acte doux et mystérieux – Etait-ce une porte importante ? Qu’elle était sa signification ? – est entré en résonance avec sa propre vie. L’après-midi même n’avait-elle pas essayé de franchir une porte invisible ? Depuis, elle pense aux portes. Aux vraies portes, celles qui sont de l’ordre du saisissable et aux portes qu’on ne fait que pressentir. Elle pense au puits à sec où Toru Okada se coupe de la réalité, elle pense à l’hôtel du Dauphin où l’homme-mouton attend au fond d’un couloir plongé dans le noir. Personnages de fiction, ils sont sortis des pages des livres pour se mélanger aux personnes réelles dont les mots, parfois, surgissent dans sa tête.
Elle sait qu’une chose lui échappe. Il faudrait démêler un lien confus qui lui évoque l’image d’une chemise froissée sur un lit parfaitement fait. Jeter de la lumière sur des zones d’ombres. Procédé froid et policier. Elle a peur aussi, de ce qu’elle pourrait débusquer, de se blesser dans l’action. Hémorragie interne. Serrer les dents. Sourire.
Il y a une récurrence qui fait que cela ne peut pas être de l’ordre du hasard. Ne te demande pas pourquoi. Il ne faut pas penser à la signification des choses. Alors elle laisse le temps passer, le soir descend tandis qu’elle marche, son ombre s’allonge. Et je vivrai cette ombre dessinée contre l’oubli, écrit Delerm dans Fragiles. Quelque part sur cette Terre, si son cœur bat encore, Anton a eu 30 ans. Pensée furtive. Ne pas s’y accrocher. Danger. Le soir descend. La nuit viendra avec son cortège d’angoisses. Exit, la lumière douce de l’enfance. Liquidée avec les années. Reste celle des jours d’été qui s’enchaînent. Saison des fêtes qui s’attardent, du temps long, suspendu. Pas de compte à rendre. Le vide des cases de son agenda comme autant de portes qu’elle pourrait ouvrir. Partir. Mais pour quel ailleurs ? Toutes les gares se ressemblent un peu. Et partout elle s’emmène. Revenir vers ce qui l’appelle au fond de la forêt. Exigence implacable. Elle savait, déjà la première fois, que c’était un endroit dont on pouvait ne pas revenir. Palper cette porte invisible. Rentrer en confrontation. « Dans ta poitrine, ton petit cœur s’emballe au risque d’un arrêt fatal si ça ne fait plus de peur que de mal. »
Elle marche, aux abords de la place Saint-François, dans une lumière qui lentement se retire. Quelque part, un monde inatteignable, derrière une porte invisible, l’appelle.
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