La chronique onirique de Page – Episode 17

Posté dans : Feuilleton 1
Bienvenue dans ce petit coin de Toile. Mon nom est Page. Parce que parfois vous écrivez sur la page et, aujourd'hui, la Page écrit sur vous. Ceci est son domaine.

Cette semaine, nos sérendipités nous emmèneront de la misère des rues au théâtre romantique, à travers un petit dialogue saisi sur le vif. Alors asseyez-vous confortablement, respirez profondément, et laissez la Page vous emmener dans ses petits coins.

Ce truc, là, qu’on oublie toujours quand on en a…

« Quand je vois ces gens, assis dans la rue, qui font la manche, je sais pas pourquoi, je pense toujours à Cyrano.
-De Bergerac ?
-Ouais… Il y a un truc, là-dedans, qui me chatouille toujours la tête, tu vois, et j’oublie toujours ce que c’est.
-La pièce là ? Tu vois des gens qui font la manche, et tu penses à une pièce de 1897 ? C’est le truc avec le type qui a un gros nez, c’est ça ? Qui écrit des poèmes pour aider un pote à séduire Roxane, dont il est aussi amoureux ?
-Ouais, ouais.
-Et le rapport ?
-Ben je sais pas, justement… Quand tu passes devant des gens comme ça, tu vois, tu as deux solutions, tu leur donnes une pièce, ou tu leur donnes pas une pièce. Dans les deux cas tu peux penser ce que tu veux, mais je crois que ce qui me fait réfléchir, c’est plutôt un truc que j’ai l’impression d’avoir, et qui leur manque, entre autres.
-L’amour romantique à la Lorenzaccio, le spleen et la splendeur des étreintes maladroites et adolescentes des artistes du 19ème siècle ? Tu penses qu’il leur manque ça ? Je pense que je suis d’accord, mais bon…
-Non, c’est pas ça. Il faut toujours que tu étales ta science, et ça ne sert jamais à rien. C’est quelque chose de plus simple, encore, un truc auquel on pense jamais, ou presque.
-Le tableau périodique des éléments ? D’où vient le mot choucroute ? La distance qui nous sépare de Mars ? Ce qui se passerait si on se posait exactement sur un Pôle et qu’on reculait dans les fuseaux horaires en faisant des petits tours de la Terre ? La véritable identité de l’assassin de Kennedy ?
-Si c’est pour dire n’importe quoi, c’est pas la peine que je te parle. Sérieusement, là, il y a quelque chose qui me fout le bourdon, et toi tu me parles de tout ce qui passe dans ton cerveau-passoire. J’ai la mélancolie là, et toi tu fais le clown, comme d’habitude.
-Ca va, ça va, je disais ça comme ça. Comment veux-tu aussi ? Tu me parles des gens qui font la manche dans la rue et tu passes cash à Cyrano, vas-y pour trouver comment tu penses, aussi. Alors parce que Môssieur a tout d’un coup l’atrabile qui monte, il faut répondre à Môssieur immédiatement ce que lui-même n’est pas capable d’expliquer clairement.
-Oui, bon… Je m’excuse. Je suis désolé.
-…
-J’ai dit que j’étais désolé.
-…
-Je trouve très intéressantes toutes ces questions que tu te poses, je n’aurais pas dû dénigrer tes petites idées ma foi fort drôles, ou curieuses, c’est selon.
-…
-J’ai eu tort de m’emporter. Mais tu sais ce que c’est. C’est comme un mot qu’on a comme ça sur le bout de la langue, c’est agaçant à la fin…
– « Panache »…
-Je te paye tous les verres que tu veux, mais ça ne règle toujours pas mon problème.
-Non, non, je veux dire : Le mot, à la fin, dans la pièce – je n’écoutais qu’un mot sur deux dans ta dernière phrase, mon vieux, parce que tu es d’un ennui mortel quand tu t’excuses. Mais le mot, à la fin de la pièce, la chose qui ne le quitte jamais, qui fait qu’à la fin il attend la mort l’épée à la main, à se battre contre le mensonge et les préjugés, les compromis et les lâchetés ; le truc qu’il emporte avec lui quand tout lui est ôté, ben c’est ça, c’est son panache. C’est peut-être à ça que tu penses.
-Ouais. Enfin, c’est un truc qui ressemble, mais c’est pas exactement ça. Je pense que ce qui nous manque, quand on est gris de fatigue et de misère, quand on n’a pas de quoi lever la tête pour montrer son panache, justement, lorsqu’on en est à demander de quoi vivre aux passants dans la rue, la dame sur son pliant qui ne fait que te regarder la main tendue sous la pluie, la fille rongée par l’héro, le petit gars qui crève à moitié de froid et qui veut juste se payer un verre parce qu’il pense que ça lui fera du bien, tous ces gens, là, un des trucs qui leur manque, ce n’est pas exactement le panache. C’est ce truc, là, qu’on oublie toujours quand on en a. Et qui nous blesse, et finit de nous décider si on ne donnera pas une pièce à ces feignants et ces menteurs, ou alors si on se dit que tant qu’on a de quoi, on peut faire un geste. Le truc qu’on protège ou qu’on essaie de partager. Je trouve pas encore le mot, mais il est juste là, je peux presque le sentir. On appelle ça le… la…
-On appelle ça la dignité.
-… Ouais…
-…
-…
-Tu me le payes, ce verre ?
-On y va. » 

RIDEAU

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  1. Avatar
    Zaëlle
    | Répondre

    C’est incroyable ce que ça peut nous faire réfléchir tout ça.. Je pense que c’est en bonne partie ce qui fait un bon auteur : le fait de savoir faire le Socrate, de faire réfléchir les gens…
    A chaque fois que je lis un article de Page, je me dis ”tiens, je n’y avais jamais vraiment pensé, c’est intéressant!”
    ça fait du bien de se faire chambouler un peu les idées de temps en temps =)

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