CdL 7 : Anne profite de la sagesse de ses aînés, attend un taxi, et accepte une proposition.

Posté dans : Feuilleton 0
Où l'on décide – ou presque – qu'un changement de vie est aussi souhaitable que nécessaire en attendant que la vie ne reprenne son cours normal.

« Allô ? Oui, bonjour, Anne de la Harpe à l’appareil. Ce serait pour un taxi à… » la suite s’échappa des lèvres d’Anne en mode automatique, c’était au moins la centième fois qu’elle demandait un taxi pour aller en ville, et elle fut presque surprise que la réceptionniste ne l’interrompe pas en disant « Bien sûr, Anne, un taxi comme d’habitude. Vous êtes toujours à Epalinges ? ». En l’occurrence, la dame, dans l’un de ces micro-casques qui font grésiller des milliers d’appels commerciaux à travers le monde, avait attendu qu’elle ait fini, et avait exigé une destination sur un ton que toute trace d’empathie avait définitivement déserté. « Je l’ignore », lâcha Anne, et elle se rendit compte qu’elle n’avait effectivement aucune idée d’où aller.

Son Papa lui avait dit, un jour où elle était encore enfant, qu’il fallait toujours être souriant au téléphone, pour ne pas risquer de paraître froid ou malpoli. Elle avait donc installé tant bien que mal un sourire fort peu vaillant sur ses lèvres, et lui avait dit « au boulot ! » avant d’appeler. Manifestement, la voix, à l’autre bout du fil, n’avait pas les mêmes idées sur la question. Et c’est d’un filet aigre que nul sourire n’éclairait qu’elle s’impatienta : « Je ne peux pas vous envoyer une voiture si vous ne me dites pas où vous allez.
-Je comprends, Madame, reprit Anne d’une voix rauque. Disons à Ouchy, chemin du Funiculaire si c’est possible.
-Alors vous voyez, ça va pas plus simple si vous faites des cachotteries. »

Le sourire vacilla, commença à poser les yeux sur ses photos de vacances en rêvant à des jours meilleurs. « Il me faudrait, reprit-elle, une grosse voiture, s’il vous plaît, car j’ai beaucoup de bagages. Un van conviendrait mieux, en fait.
-Il y a un supplément bagage, vous savez ?
-Oui, je sais.
-Parce que des fois les gens – et l’opinion qu’elle se faisait desdits gens ne faisait aucun doute : ils étaient probablement situés, sur son échelle de l’Humanité, entre les ravisseurs d’enfants et les dictateurs libyens – ne veulent pas payer le supplément.
-Non, mais…
-Je préfère être sûre. Après c’est nous qui sommes ennuyés.
-Vous avez raison… »

La voix d’Anne n’était plus qu’un ruisselet. A l’autre bout du fil, la dame prit gentiment la peine de déballer un moment des considérations sur la nature fondamentalement mauvaise de l’Humanité en général, et sur son infinie supériorité morale. Il fut un instant question de la trop grande présence d’étrangers dans les villes de Suisse, mais aussi du délitement de la morale et des bonnes moeurs, du réchauffement climatique, et des hordes de Tunisiens qui s’amassaient aux portes du monde civilisé. Anne s’assit sur une de ses valises. Soupira. Tenta à plusieurs reprises d’interrompre le flot d’aigreur ordinaire. En vain.

-…et parce que les gens n’ont plus de valeurs, au final.
Elle imagina son sourire en train de vider son bureau, déclarant à qui voulait l’entendre que cela suffisait, qu’il ne pouvait pas non plus assumer tout le poids du monde, et que décidément c’en était trop. De justesse, elle le retint par le col, et le força à se rasseoir à sa place.
-Vous m’envoyez une grosse voiture, alors ?
La voix hésita une seconde, semblant réaliser soudain la tournure qu’avait pris la conversation. « Elle sera là dans une dizaine de minutes. Bonne journée. », conclut-elle sur un ton qui suggérait qu’elle doutait franchement qu’Anne eût les moyens d’effectivement passer une bonne journée, ou du moins, la capacité de discerner les bonnes des mauvaises.
-Bonne journée… », soupira Anne dans un écho lointain, donnant congé à son sourire.

Il faisait un peu froid. Un soleil maussade déclinait sur la rue calme et Anne tenta d’ouvrir l’une de ses valises. Rien que des affaires d’été. Thierry avait été particulièrement sympathique étant donné les circonstances, il avait tout plié, tout rangé, tout organisé. La plupart des gens, en mettant leur partenaire dehors, auraient tout balancé pêle-mêle sur le trottoir. Pas lui. Il avait sorti ses valises à elle, et les avait remplies avec soin. Même son vanity y était passé, cotons, maquillage – usuel et grandes occasions –, parfums et crèmes – jour et nuit. Lorsqu’il était arrivé à court d’espace, il avait déposé le tout sur le trottoir : Deux valises, son vanity, et son cartable sur lequel il avait collé un post-it : « Je t’enverrai le reste. »

Il avait été d’une redoutable efficacité. Dans le temps qu’il avait fallu à Anne pour l’appeler cinq fois sur son portable, pour constater qu’effectivement c’était bien lui qu’elle avait vu au volant de sa voiture, roulant vers le nord, pour réaliser qu’elle allait devoir rentrer par ses propres moyens, puis pour payer l’addition, attendre le métro, puis le bus, et finalement emprunter les rues calmes de banlieue cossue d’un pas incertain, il avait effectué une très bonne sélection de ses affaires, avait tout emballé, et s’était ensuite barricadé dans la maison, écoutant un vieil album des Smashing Pumpkins qu’elle se mit d’ailleurs à fredonner tristement. La clé étant restée dans la serrure, elle avait sonné une fois, puis deux, puis trois. Elle l’avait rappelé. Elle avait pensé à faire le tour, pour frapper à la vitre de la grande véranda qui donnait sur leur petit jardin.

Et puis elle s’était ravisée, à quoi bon ? Thierry boudait. Ca ne lui arrivait que rarement, mais quand il était dans ce genre d’humeur, il valait mieux le laisser redescendre tout seul. Une fois qu’il avait digéré ce qui le préoccupait, il venait en général s’excuser, et Anne avait ensuite tendance à prendre un malin plaisir à l’asticoter sur les raisons de sa colère. La dernière fois, c’était parce qu’elle avait refusé d’aller rendre une énième visite à ses parents, des gens très gentils par ailleurs, mais qu’Anne préférait saluer de temps en temps au téléphone pour prendre des nouvelles au lieu de s’asseoir avec eux devant une quelconque Druckeriade tout un dimanche après-midi. Il était entré dans une colère noire, l’avait traitée de sale gosse avant de claquer la porte et de prendre sa voiture. Quand il était rentré, le soir, elle avait simplement déclaré qu’elle était peut-être une sale gosse, mais qu’au moins elle n’était pas une drama queen, et il avait fini par se laisser entraîner dans leur chambre pour une fin de dimanche qu’ils avaient par la suite considérée comme un standard de leur vie sexuelle.

Anne se demanda ce qu’elle ressentait à cet instant précis. Il y avait de la peur, c’était sûr. La peur de perdre sa maison, de ne pas trouver où dormir, de ne plus jamais revoir Thierry. Qu’il ne la regarde plus le matin quand elle sortait de la douche. Qu’il ne lui envoie plus de message avant de partir du boulot pour lui dire qu’il serait bientôt là. Qu’il n’arpente plus leur chambre en caleçon de satin lorsqu’il était au téléphone. Qu’il ne la serre plus dans ses bras quand elle avait passé une sale journée…

Fouillant du bout des mains une autre valise, elle mit la main sur un pull qu’il lui avait offert, en laine beige à grosses mailles, et qui lui arrivait jusqu’aux genoux. Quand elle le passa, ne laissant dépasser qu’une petite bandelette de la petite robe bleu clair qu’elle avait choisie ce matin, une réalisation soudaine la frappa : Est-ce que quelqu’un qui avait décidé de rompre aurait pris autant d’égards ? Est-ce qu’il aurait choisi ce pull précis, qu’elle adorait porter aux petites heures du printemps ? Est-ce qu’il aurait pensé à lui emballer dans un petit cartable en cuir ses notes de cours et ses bouquins ?

Elle avait déconné, c’était certain. Il était vexé, blessé peut-être, en colère sans doute. Il avait le droit. Elle lui envoya un petit message : « Suis trop nulle. Serai chez Millia si tu me cherches. Désolée, je t’aime. »

Il allait la rappeler. Et quand il le ferait, elle l’épouserait sur-le-champ, ils prendraient deux types dans la rue en otage, et hop !, à la Palud ! En attendant, elle irait un moment chez Millia. Elle s’était installée avec Thierry à peine sortie du gymnase, et découvrir ce que faisaient les jeunes femmes quand elles ne sont pas domestiquées lui sembla une expérience à faire. Quant à Thierry, il n’aurait qu’à se débrouiller.

Arnaud

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.