« JE PRÉFÈRE PROJETER MA PROPRE OMBRE »

« JE PRÉFÈRE PROJETER MA PROPRE OMBRE »

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On sait les lausannois poètes à leurs heures, et, comme dans toutes les grandes villes, ils aiment à faire profiter les passants de leurs inspirations lyriques grâce à des inscriptions sur divers objets du domaine public : bancs, murs, barrières, arbres… Impressionné par tant de talent, j'ai décidé de me lancer dans une série de dissertations littéraires sur quelques-unes des œuvres majeures repérées à travers la ville.

Les deux premiers opus concernaient des citations inscrites sur des bancs publics au Bois Mermet (à découvrir ici et ). Cette fois-ci, passons à l’analyse d’une phrase peinte ou plutôt sprayée sur un mur de l’Avenue d’Ouchy, juste à côté du magasin Bächli qui se trouve à deux pas de la gare de Lausanne.  C’est ma collègue blogueuse Mathilde qui a repéré et photographié l’intrigant énoncé que vous pouvez découvrir ci-dessous.

Une inscription repérée par Mathilde sur un mur bordant l'Avenue d'Ouchy. Photo : Mathilde Panes
Une inscription repérée par Mathilde sur un mur bordant l’Avenue d’Ouchy. Photo : Mathilde Panes

Quelle est l’identité du graffeur/tagueur, et quelles sont ses intentions en délivrant ce message ? Je me suis amusé à imaginer deux hypothèses explicatives.

Hypothèse 1 : Un ado ayant réussi à mettre des mots sur son besoin de reconnaissance

Vouloir projeter sa propre ombre, n’est-ce pas en fin de compte le souhait de chaque adulte en devenir ? Survient en eux le désir de se constituer une personnalité propre, distincte de celle des parents. La nécessité impérieuse de se faire remarquer et identifier comme un être clairement unique et distinct de ceux qui l’ont engendré.

Si des p’tits jeunes se font des trous de la taille d’une balle de ping-pong dans les oreilles, ce n’est sans doute pas premièrement par volonté d’augmenter leur attrait sexuel ; l’hypothèse qu’ils souhaitent par là ajouter deux possibilités d’orifices à pénétrer lors de l’accouplement m’apparaissant fort peu crédible. Non. C’est plutôt pour qu’on les remarque, qu’on fasse attention à eux, même si c’est avec dégoût. Ils souhaitent projeter leur propre ombre.

Si d’autres souhaitent s’alourdir de diverses décorations faciales métallisées, dont certaines semblent directement inspirées par les bovins de nos prairies, c’est peut-être cela aussi : ils souhaitent projeter leur propre ombre.

Hypothèse 2 : L’expression d’un esprit libre dont la révolte a résisté au temps

L’esprit de révolte qui anime la quasi totalité des jeunes, aussi spectaculaire puisse-t-il être durant quelques années, finit souvent pas s’éteindre. D’abord militant POP, on se met tout à coup à voter PS ou Verts, puis PDC, puis parfois radical, voire UDC. Chanter la solidarité, l’amour et le pain offerts à tous, c’est beau et facile surtout quand on a pas une thune à mettre dans le tronc commun, duquel on ne fait au contraire que profiter puisqu’on est boursier. Mais quand il faut effectivement commencer à partager ce que l’on a soi-même laborieusement gagné, on se met tout de suite à grincer des dents. A geindre devant toutes les factures d’impôts à payer, les primes d’assurance maladie chaque année plus chères, même si c’est en toute logique vu la forme que prend la pyramide des âges.

Et puis, en prenant de l’âge on s’en rend de plus en plus compte : le mode de vie moderne très majoritairement suivi, à savoir vacances de ski l’hiver, vacances aux Maldives l’été, achats frénétiques le samedi, Netflix en soirée la semaine, peut-être un petit Marvel le dimanche, ça n’est pas si désagréable après tout. L’être humain, doté d’un instinct grégaire tout aussi puissant que les moutons, aime à suivre le troupeau, sans se poser trop de questions. On reste alors bien au chaud, en compagnie, on joint notre ombre à celle des autres. C’est l’agréable forêt de la société humaine contemporaine.

Notre mystérieux graffeur est peut-être alors l’un de ces rares esprits libres qui ne parviennent pas à se satisfaire de voir leur vie passer ainsi, semblable à toutes les autres. Se sentant singulier, incapable d’entrer dans le moule, il adopte un style de vie clairement différent et il l’exprime : « Je préfère projeter ma propre ombre ». Peut-être souhaite-t-il aussi par là réveiller les passants qui vont le lire. Car après tout nous sommes tous différents de tout le monde en certains aspects, et nous aurions tous besoin de voir accepter, par nous-même et si possible par les autres, toutes nos bizarreries, toutes nos particularités, tous nos étranges défauts comme nos surprenantes qualités. Car en nous tous résonne cet appel, ce besoin de l’âme : être enfin pleinement libre d’être tels que nous sommes. D’être même aimés avec toutes nos spécificités !

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