Des friches et des hommes

Des friches et des hommes

Du 18 au 21 mai passé, à l’espace Nord 9, se tenait le Forum des Espaces Possibles. Organisé par le collectif Où êtes-vous tous ?, cet événement visait à réunir une multitude de personnes et de structures afin de réfléchir à la notion d’espace dans des usages culturels, festifs et sociaux. Intriguée, je suis allée suivre la table ronde intitulée « Opportunités des espaces vacants et des friches urbaines à Lausanne ». Compte rendu.
L’intérieur de l’Espace Nord 9 investi par le Forum des Espaces Possibles.

Espace Nord 9, vendredi 18 mai, 13h00. La salle principale est remplie de chaises et de bancs, au fond un bar est installé et de l’autre côté de la paroi, au calme, se trouve un espace de lecture où le fonds du Forum des Espaces Possibles (documents, livres et fanzines) est disponible en libre consultation. Organisé par le collectif Où êtes-vous tous ?, le Forum, ouvert à tous et gratuit, se veut être un moment de discussion et d’ouverture qui aborde des problématiques de manière non-exhaustive tout en ayant conscience de ne pas avoir pu donner la parole à toutes les personnes concernées et qui ne prétend pas à une finalité.

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Investir les friches lausannoises : des enjeux multiples

Il est un peu plus de 13h30 lorsque la table ronde « Opportunités des espaces vacants et friches urbaines à Lausanne » débute. Elle réunit deux membres du collectif Jean Dutoit ; Germain Brisson, architecte et membre de Wunderkammer ; Christoph Holz du projet Les Garages ; Gaëlle Lapique, membre de I Lake Lausanne ; Yves Bonard  chef de projet au Service d’urbanisme de la ville de Lausanne et Urs Zuppinger, urbaniste lausannois à la retraite. La modération était assurée par Cindy Mendicino, journaliste à 24 heures.

L’emplacement du Montriond.

D’un commun accord, il est décidé qu’une « friche » est un espace vacant dès son origine et public. Sans affectation, chacun peut, théoriquement, s’emparer de cet espace et y créer quelque chose. Toutefois, ces espaces sont des respirations dans le tissu urbain, il ne faut donc pas chercher à les utiliser à tout prix, mais définir ce qui manquerait à la ville et qui pourrait naître sur une friche, ponctuellement ou de manière pérenne. D’ailleurs, au vu de la dynamique économique très forte, les friches dans Lausanne n’existent quasiment plus ! Cependant, d’autres espaces peuvent être exploités : les édicules. Un exemple concret ? Le Montriond, sous gare, d’abord kiosque, puis toilettes et enfin reconverti en bar en août 2015 lorsque l’équipe menant le projet obtient l’autorisation d’exploiter une structure temporaire construite par leurs soins. Depuis le dossier pour ouvrir véritablement l’établissement suit diverses péripéties au sein de l’administration lausannoise.

Il y a deux défis majeurs pour quiconque souhaite investir un espace vacant : avoir la capacité de s’approprier le lieu et celle de convaincre, au niveau politique, de l’intérêt du public pour le projet à venir. Ce fut le cas pour l’association I Lake Lausanne qui a su viser juste au niveau de ce qui manquait à Lausanne en proposant le concept inédit de la Jetée de la Compagnie mis en place l’été 2015.

Du côté du collectif Jean Dutoit, qui soutient des personnes sans abri et en situation irrégulière, investir un territoire qui n’est pas exploité est une nécessité. Les deux membres présents signalent que précédemment à l’ouverture de la buvette estivale la Galicienne des personnes en situation irrégulière dormaient dans les buissons qui leur offraient un abri naturel. Aussi, la friche, bien qu’en apparence inexploitée, peut également servir d’abri à une population marginalisée. Mais cette occupation de l’espace public, non réglementée par les autorités, est illégale.

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Réglementations et responsabilités

L’espace public est défini comme suit selon la municipalité de Lausanne : c’est un lieu de socialisation, de déploiement des activités culturelles et commerciales et le support de la mobilité. Néanmoins, c’est principalement par le biais de la mobilité que l’espace public est empoigné dans le plan directeur communal. Espace de transition au cadre restrictif puisque tout travail de construction ou de démolition modifiant de façon sensible la configuration, l’apparence ou l’affectation d’un terrain ou d’un bâtiment doit être autorisé par la ville. Yves Bonard, chef de projet au Service d’urbanisme de la ville de Lausanne, souligne qu’il faudrait avoir le droit d’expérimenter l’espace public de manière plus originale que la norme en vigueur, à savoir la conformité d’un projet aux prescriptions de droit public et notamment à la législation sur l’aménagement du territoire.

L’emplacement de la friche en dessous de l’Espace autogéré.

Les lausannois se souviennent peut-être de l’expérience de la maison de paille, construite sans aucune autorisation par le collectif Straw d’la bale durant l’été 2007 dans un petit parc public en dessous de l’Espace autogéré. Le but ? Démontrer qu’il n’est pas nécessaire d’être spécialiste ni d’avoir de l’argent pour se loger dans notre pays. Si la maison de paille suscite, dans un premier temps, l’enthousiasme et l’admiration des politiques, très vite la question de la légalité revient au premier plan. L’argument, bancal, pour justifier la déconstruction de la maison de paille ? La nécessité de respecter les règles de construction puisqu’elles servent à préserver l’environnement dans une visée de développement durable. Ce qui clôture le débat ? Un incendie dont l’origine n’a pas été clairement établie la police désignant le fourneau à bois de la maison et le collectif désignant des membres de la gendarmerie cantonale vaudoise. A bon entendeur, fin 2011, la municipalité mettait en fonction le bâtiment administratif public nommé ECO46 aux murs faits de… paille, terre et bois. Récupération, vous avez dit ?

Gaëlle Lapique, membre de I Lake Lausanne, relève d’ailleurs le risque d’être instrumentalisé par la ville lorsque l’on est une association. Se poser la question de l’impact du projet est une nécessité qui incombe aux membres de l’association qui le lance ; d’autant qu’on ne peut ignorer que se sont plutôt des personnes ayant réalisé des études supérieures et/ou issues de la classe moyenne ou plus qui sont à l’origine des projets destinés à l’espace public. Suivant où le projet s’implante, il faut avoir conscience du risque d’exclusion d’une partie de la population et du public qu’il va attirer.

Pour le collectif Jean Dutoit la ville de Lausanne ne doit non pas fournir une solution provisoire et infantilisante (telle que l’aide d’urgence), mais régulariser celle que les personnes en situation irrégulière ont trouvée. Un endroit où vivre ensemble, s’organiser pour manger et dormir, trouver un peu de repos et d’intimité. Un espace qui permette de rebondir, de se projeter dans un avenir productif et de s’intégrer. Selon le collectif Jean Dutoit, c’est les citoyens qui doivent être au centre de l’action et du développement urbain de la ville, non les autorités.

L’emplacement de la friche de la Galicienne.

Habiter sa ville, un acte citoyen

Dans les faits, l’espace public est très réglementé, note Urs Zuppinger, urbaniste lausannois à la retraite. En effet, pour tout projet, il y a énormément d’autorisations à obtenir et cela demande autant d’énergie que cela décourage. Aussi, il est primordial d’apprendre des expériences des uns des autres, de mettre en commun le savoir des associations et des personnes qui mènent des projets. De même, il est vital de prendre en compte l’impact des réglementations dès les prémices du projet et de trouver des marges de manœuvre afin de mener ce dernier à terme. Tous les participants à la table ronde s’accordent à dire qu’il n’y a que deux choix : tenter de rentrer dans le cadre ou tomber dans l’illégalité ; dans les deux cas de la frustration est engendrée. Et si le rôle de l’autorité est de contrôler ce système de règles, elle pourrait également soutenir plus fortement les initiatives populaires ou associatives, car cela arrive encore trop rarement aujourd’hui.

D’un autre côté, les intervenants relèvent l’inertie très forte de la population par rapport à l’investissement du territoire urbain. Or, habiter, signifie avant tout s’approprier l’espace : son immeuble, son quartier, son bureau, son université, etc. Cela ne veut pas dire « être propriétaire », mais avoir la volonté d’y mettre son empreinte. A ce titre, Lausanne essaie d’intégrer l’avis des citoyens, de même à Vevey où l’on peut citer l’exemple récent de l’appel à candidatures à six habitants et six commerçants voisins de la place du marché à venir se prononcer sur les projets de réaménagement de ladite place. A Fribourg, les habitants du quartier du Bourg sont invités à s’arrêter sur des chaises posées dans les rues devant des commerces, à s’approprier le territoire et à être véritablement des acteurs de l’espace urbain. Habiter, c’est pouvoir se sentir quelque part chez soi de façon à pouvoir s’épanouir à l’instar de l’héroïne de Hayao Miyazaki Kiki la petite sorcière qui trouve progressivement sa place dans la ville où elle s’est installée.


Quelques liens afin de poursuivre la réflexion à propos de l’espace urbain :

  • Vous trouvez la captation de la table ronde sur laquelle se base cet article ici.
  • Vous pouvez écouter toutes les captations audio des conférences et débats du Forum des Espaces Possibles ici.
  • Pour aller plus loin, on vous recommande les cinq podcasts sur la thématique « Habiter » réalisés par France Culture dans l’émission Les Nouvelles vagues à consulter .
  • Rendez-vous en septembre avec une exposition organisée dans le cadre du festival BDFIL où six dessinateurs romands ont carte blanche pour partager leurs « Rêveries urbaines ». A découvrir au sein de la structure House II, friche de la Galicienne, Chemin du Viaduc 2, Prilly. Vernissage le jeudi 7 septembre à 18h, en présence des artistes. A voir du 8 septembre au 16 octobre selon les heures d’ouverture de la Galicienne, 10h-23h durant le festival. Accès libre.

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