CdL 58 : Tous les chemins mènent à la Riponne

CdL 58 : Tous les chemins mènent à la Riponne

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Les Chroniques de Lausanne - chapitre 58 : Où les pas de Sal l'entraînent vers un retour à des sources tumultueuses.

CdL58-Riponne-DeghilageRésumé des épisodes précédents : Après son séjour à l’hôpital et une visite à son vieil ami Acné, rongé par le SIDA et les regrets, Sal, sevré depuis peu, cherche un endroit où passer la nuit.

Le jour tombait doucement, et Sal ne savait pas où passer la nuit. C’était bizarre, vraiment, cette sensation qu’il avait un peu oubliée : passer l’essentiel du jour à chercher où passer la nuit. Dans sa chaussette, les quelques billets qui restaient du porte-monnaie de la Dame faisaient japper la Voix un pas sur deux, pour lui rappeler ce qu’il était encore malgré l’hôpital, malgré Violette et malgré le fait qu’il avait réussi à éviter la Riponne pour quelques heures après sa sortie.

Acné lui avait proposé de rester, mais il était si fatigué, si faible, que Sal avait prétexté une vague connaissance qu’il devait visiter dans la journée, un mec « d’avant ». Acné, pas dupe une seconde, lui avait fait un petit signe de la main en lui conseillant sans grande conviction de revenir le lendemain en début d’après-midi. Il pouvait se lever et sortir un moment, faire quelques courses, entre 14 et 16 heures, les bons jours. Sal était parti sans rien promettre, c’était trop dur de penser qu’ils ne pourraient plus discuter tout une journée comme lorsqu’ils se retrouvaient à l’époque.

Il avait commencé à marcher vers l’est, et les dealers du quartier du Maupas l’avaient alpagué comme autant de vieilles connaissances. A chaque regard qui s’illuminait à la perspective d’une transaction facile, la Voix ronronnait presque, « c’est quand qu’on arrive ? ». Sal avait baissé les yeux et regardait le bitume constellé de chewing-gum et des mégots de la journée défiler en essayant de couvrir les saluts intéressés en sifflotant un air sans mélodie que la Voix interrompait sans cesse.

La bise s’infiltrait dans son jogging et plaquait sa veste en vinyle contre son flanc gauche. Débouchant sur le Valentin, les notes s’éteignirent d’elles-mêmes dans sa gorge. Il était enfin chez lui. Michel, le vieil alcoolique belliqueux aujourd’hui séparé de son habituel partenaire de bagarre intuile,  hurlait des obscénités portées par le vent auxquelles la Voix répondait gaiement. Un « connard » plus fort que les autres arracha ses yeux au bitume. Michel se battait avec un nouvel ennemi muni d’une béquille. Sal traversa la route et s’approcha discrètement, restant en retrait de la foule tout juste pas blasée des violences quotidiennes. De temps en temps, Elsa, peau plus grêlée que jamais, retenait un peu son vieux pote qui ne la voyait de toute façon plus. Parfois, c’était un autre nouveau qui essayait de calmer l’homme à la béquille. Mais la colère de ceux qui n’ont rien à part un banc et un cornet de 8.8 tièdes avait éclaté, et il fallait qu’au moins l’un des deux souffre pour prouver qu’ils avaient au moins ça.

La béquille se leva et s’abattit sur le crâne dégarni du vieil homme, éclatant une orbite qui se mit immédiatement à poisser tout le côté droit de son visage, jusqu’à sa moustache jaune de tabac qui s’empourpra aussitôt. Elsa hurla, frappa la béquille qui tomba au sol. Vacillant, Michel avança d’un pas, et parvint à rester sur ses pieds assez longtemps pour écrouler un poing, une épaule, et finalement tout le reste de son corps au visage de l’autre, qui explosa de sang dans sa chute.

Un petit ricanement à quelques mètres, fit sursauter Sal. Une silhouette vaguement familière, les bras croisés sur un blouson de cuir, contemplait aussi la scène de loin. Sal avait déjà vu ce type, mais où ?

« Vous êtes vraiment des putains d’animaux. », déclara-t-il. La Voix sortit les crocs, Sal serra les poings. Le type le dévisagea un instant, un sourire suffisant aux lèvres, avant de faire demi-tour lentement et de s’éloigner vers Saint-Laurent. Un hurlement d’Elsa plus tard, Sal l’avait perdu de vue. Sal considéra un instant partir à sa poursuite, mais il était trop tard, et la Voix le tirait vers la Riponne, vers son fix, vers un lieu où l’on ne savait pas plus où dormir mais où l’on s’en foutait. Le type avait repris sa béquille et claudiquait en direction des escaliers sous les insultes de quelques autochtones. De la Place du Tunnel on entendait les sirènes qui approchaient. La Voix tirait toujours Sal par la manche, Elsa était là, elle, elle avait peut-être de quoi, elle avait sans doute fait les poches à Michel dans la confusion, et sinon Rachid avait assisté lui aussi à la scène et il l’aimait bien, Sal, et il y aurait moyen de trouver, il fallait trouver, on allait pas se laisser insulter par quelqu’un comme ça, qui nous connaît même pas, s’il te plaît je t’en supplie tu peux pas nous laisser comme ça. Une sueur glacée, lourde comme du plomb, plaqua en une bourrasque son t-shirt aux cicatrices encore fraîches sur son dos et s’insinua jusqu’au fond de son être.

Il voulait rester, trouver, passer à la Marmotte discuter avec ses vieux amis, rentrer chez lui et ne plus jamais en sortir, oublier les coupures et l’hôpital et ce type qui avait insulté tout son petit univers, et la maladie et les vieux corps bouffés par les vers et la Dame et au final il voulait oublier Sal, mourir, là tout de suite. Il s’approcha du banc où Michel et Roger passaient le plus clair de leurs engueulades, déserté par les autochtones qui expliquaient en criant à trois flics ce qui s’était passé. Il s’assit un moment pour attendre que ça se calme. Rachid, avec sa voix toujours calme, essayait de raconter entre deux cris d’Elsa qui hurlait comme une forcenée « Je suis enceinte de deux mois ! Je suis enceinte de deux mois et je ne verrai jamais grandir mon enfant ! » à une jeune flic qui tentait de la calmer un peu tout en la repoussant de temps en temps d’une main non dénuée de douceur pour éviter de grands mouvements de bras qu’elle heurtait à tout. Sal se demanda à ce moment précis quel âge pouvait avoir cette fille sous ses rides et ses yeux rouges. Une autre habituée essayait de passer entre elle et les flics pour la serrer dans ses bras mais elle se ramassa une mandale qui la projeta sur un autre flic, manquant de les faire tomber tous les deux.

La Voix regardait le spectacle d’un œil où ne brillait que l’ennui, attendant que ça passe, que la situation se calme et que le commerce reprenne. Sal, interdit, regardait celle qu’il n’aurait pas osé appeler une copine s’enfoncer de plus en plus profond dans son chagrin et sa colère. Même à la Riponne, les choses changeaient forcément. Ses poings étaient toujours serrés, son cœur battait à tout rompre les minutes de sa rage.

Lorsqu’il baissa à nouveau les yeux sur le sol en direction des escaliers, la Voix n’osa même pas aboyer.

A suivre…

Photo CC : Gustave Deghilage

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