L’instant critique

Posté dans : Société 3
Aujourd'hui: les incivilités du tavernier lausannois ou des tartes dans la gueule qui se perdent lorsque le client comprend qu'il est interchangeable et pas indispensable au bon fonctionnement de certains établissements qu 'il fréquente.

Je tends la main et j’attends la monnaie. Le geste est tout bête, pas réfléchi, spontané. 1 franc 40 de pourboire, faut pas déconner non plus, c’est la crise, mine de rien. Non, et puis il me faut deux-trois piastres pour acheter des clopes. C’est ça surtout. Et quand même, 1 franc 40 pour quatre consommations à vingt francs, c’est raque… Ah, mais la voilà qui arrive, la gourgandine, clopin-clopant dans son uniforme de pétasse et de la graille plein les mimines. Jusque là, je suis fan. Je la regarde et lui souris élégamment, désintéressé. Ou avec un air complétement couillon, je sais plus. Le regard se rend. Le bras se tend. Je suis à mille lieues d’imaginer le cataclysme qui s’apprête à bouleverser mon équilibre.  Le reflet d’un spot sur les quelques piécettes fend violemment l’atmosphère de velours régnant dans le bar, provoquant en moi une cécité momentanée. Moins d’une demi-seconde plus tard, la réalité s’offre à moi, s’impose en fait, lourde, pesante. Je suis là, seul, bras droit tendu dans le vide et main gauche sur la hanche, façon théière, avec un tas ridicule de trois petits sous-sous déposés à quelques centimètres de mon corps flasque et honteux, sur le comptoir. Ai-je mentionné que je tendais la main?
 
Je tends la main et je me sens con. Pas le con qui l’a bien cherché, non. Le con qu’on a trahi. Celui de l’expression “quel con j’ai pu être, rah lah lah!”. Un tout petit con de rien du tout. Une fois mon stress post-traumatique de victime digéré, je réfléchis au mobile de la brigande qui vient de me priver momentanément de confiance en moi. Ai-je fait quelque chose? Ai-je précipité, sans m’en rendre compte, ma propre agression? Lui ai-je par mégarde fait croire que je lui dédicaçais la chanson “Final Countdown” du groupe Europe, diffusée dans l’établissement, alors que tout le monde sait que cette saloperie reste dans la tête pendant des plombes. Aurais-je nonchalamment laissé un majeur tendu traîner? Faisande-je, même? Eh bien, après avoir mûrement réfléchi, je l’admets, je ne trouve pas de réponses à ces interrogations. Attention, ça veut pas dire que je n’ai pas de chute, hein! Bon, d’accord, je sèche un peu mais je ne peux pas me permettre d’avoir mené ce combat interne épique pour rien. Trop d’encre a coulé pour terminer sur un abandon. Je dois trouver une chute.
 
Je lève le poing et je me sens fort. Je me trouve sur une colline et je domine un parterre de clients révolutionnaires insatisfaits. Je lève le poing. Le geste est puissant, calculé, conscient. Je peux même m’imaginer avec le pistolet taser “pas d’soucis, faut ce qui faut” d’Yvan Perrin dans la main gauche, et la fourchette de l’alimentarium de Vevey dans le poing droit (ça fait régional et sympa). Je lui parle, à cette foule, dans un silence respectueux. Je lui dis que mon histoire est celle d’un millier d’autres. Je lui dis que mon histoire est la sienne. Toi, étudiant roux, toi-même travaillant peut-être dans un bar pour payer ton uni! Te rappelles-tu quand  tu étais sur cette terrasse gelée parce qu’à l’intérieur aucun siège ne pouvait acceuillir ton modeste séant, et qu’en demandant trois chopes au bar, sur le chemin du pissou, le serveur t’a répondu “Pfff. Ouais, mais alors c’est vous qui les amenez dehors!”.Toi, fillette joufflue, te souviens-tu quand le maître d’hôtel du restaurant gastro dans lequel tes parents t’avaient emmenée t’a tiré l’oreille parce que tu gazouillais un peu trop fort, même si tu n’avais alors que trois ans, dans le dos de tes géniteurs occupés à s’engouffrer la “variation de saint-jacques et son coulis de menthe fraîche du Lubéron” à un prix totalement indécent (75 Euros), remplissant par là même le crapaud de ton bourreau.

A vous tous mes frères et soeurs opprimés par ces quelques personnes qui ont oublié que dans “serveur”, il y a “service”, et que malgré une fatigue compréhensible, un stress difficile à gérer, un salaire parfois miséreux et la proximité quasi constante de gros lourdauds, ce “service” est l’essence même de leur métier, à vous tous j’aimerais dire que sans nous… Sans nous… Ben ils seraient quand même bien dans la merde, les mecs. Alors agissons. “And those who tell us that we can’t, we will respond with that timeless creed that sums up the spirit of a people: Yes, we can.”
 
 
Yann Marguet

Yann Marguet

3 Responses

  1. Avatar
    bouchra
    | Répondre

    ca fait combien 1Fr40 en euros? obligatoires les pourboires en Suisse??
    joli coup de gueule, parce que joliment ecrit! en fait ce boulot de serveuse peut etre pénible mais aussi très agréable, parce qu’on y voit plein de gens toute la journée! j’adore!

    • Avatar
      Nono
      | Répondre

       Merci Yann Marguet, j’adooooooore! 

  2. Avatar
    stmathieu
    | Répondre

     Ton récit m’évoque vraiment quelque chose. Un souvenir, du vécu, le quotidien, je ne sais plus.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.