CdL 14 : Anne découvre son problème.

CdL 14 : Anne découvre son problème.

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Les Chroniques de Lausanne 14 : Où l'on apprend qu'il n'est pas de pire crime que celui de lèse-actualisation masculine.

« Tu vois, ton problème à toi, Anne, c’est que tu sais très bien comment ça marche, mais que tu fais comme si ce n’était pas le cas. » Anne s’avachit un moment sur sa chaise. Il lui tardait depuis si longtemps de savoir ce qu’était son problème qu’elle ne pouvait plus attendre. Saskia était enfin arrivée, avec son proverbial sens commun, sa connaissance intime des mécanismes secrets qui régissent ce qu’elle appelait – à tort – l’inconscient collectif, et l’immense assurance qu’apportait la combinaison d’une éducation privée, d’un boulot de rêve pour lequel elle n’avait même pas eu à postuler, et d’une manucure hebdomadaire qui faisait ressembler chacun de ses ongles à une toile de maître.

Ainsi armée, Saskia pouvait sans hésitation partager avec ses amies forcément moins bien loties une vision du monde composée à vingt pourcent de marques de consommation de luxe, à cinquante, de stéréotypes, de dix pourcent de palinodies en tout genre qui lui permettaient de concilier ses idées toutes faites avec une réalité capricieuse, et d’air tiède pour le reste. Malgré tout ça, Anne avait du mal à trop ouvertement la détester : d’une part, elle était d’une désarmante bonne volonté, d’autre part, elle n’avait sans doute pas choisi d’être aussi bête, ça ne pouvait qu’être le produit d’une éducation constituée à parts égales de dressage et d’élevage sélectif, un peu comme les chiens de concours. Enfin, et surtout, pour une raison qu’elle ignorait, Saskia était la meilleure-copine-de-boulot de Millia. Et comme Millia était sa logeuse officielle depuis maintenant plus de six mois, elle n’était pas près de lui dire précisément ce qu’elle pensait d’elle.

« Non, mais tu vois ce que je veux dire, non ? Les hommes, tu dois les garder près de toi, et pour ça, il faut faire des sacrifices. Ce n’est pas quelque chose qui s’improvise, c’est un travail de tous les instants. Les hommes, tu vois, ils sont dans l’action. Et nous, nous on est dans l’émotion, tu vois ? C’est pour ça qu’il l’a si mal pris, ton Thierry – et elle avait suffisamment appuyé sur le ton pour qu’il ne fasse plus aucun doute qu’il n’était plus le Thierry d’Anne depuis longtemps. Quand tu lui as ri au nez, tu as complètement bloqué son potentiel d’actualisation masculine. C’est pourtant pas compliqué. » Satisfaite de la finesse de son argument, Saskia prit une pause, tirant nonchalamment sur une Vogue Lilas sur laquelle elle ne laissa qu’une vague trace de rouge à lèvres.

Anne baissa la tête, maussade. Il était apparemment clair, pour tous ceux qui l’entouraient, qu’elle avait commis une faute grave. Et ce qu’elle ressentait en ce moment ressemblait effectivement à la culpabilité. Elle pouvait comprendre, après tout. Personne n’aime se faire rire au nez, c’est comme ça. Pourtant, elle en avait fait, des efforts, pour se rattraper. Au printemps, il lui avait fait parvenir le reste de ses affaires, quand elle était sûre que Millia pouvait effectivement l’héberger dans le magnifique appartement qu’elle habitait. Il lui avait demandé de le laisser tranquille jusqu’à l’été, ce qu’elle avait fait à quelques incartades alcoolisées près. Incartades sévèrement réprimandées, d’ailleurs, par une Millia qui avait tout simplement décidé de lui confisquer son téléphone en début de soirée.

Tout l’été durant, elle avait proposé à Thierry qu’ils se revoient, qu’ils discutent. Elle avait commencé par des excuses qui lui avaient semblées objectivement sincères. Et il avait semblé se réchauffer un peu, au début. Ils avaient mangé plusieurs fois au restaurant,  tête-à-tête, chacun espérant de l’autre un pas qu’il ne savait pas esquisser. Plusieurs fois, faute de conversation, ils avaient couché ensemble, dans sa nouvelle voiture, dans des hôtels et, une mémorable fois, au sommet de la tour de Sauvabelin – ce qui n’avait pas été sans quelques moments de stress.

Mais à aucun moment il ne lui avait proposé de la ramener chez eux. Ce qui n’avait rien d’étonnant, d’ailleurs, à aucun moment la maison de Thierry n’avait été chez eux. Il l’avait achetée la semaine après sa grosse promotion, et elle avait dû batailler pour lui faire accepter un loyer qu’elle lui payait rubis sur l’ongle tous les derniers samedis du mois. « Pourquoi tu veux payer ? Ce sera bientôt notre maison à nous », il lui avait dit un jour. « Tout faux, mon pote », elle avait envie de lui dire, quand elle y repensait. Mais ça ne suffisait pas. Elle avait déconné, elle avait déconné grave, tout le monde était d’accord, et il fallait qu’elle le lui montre, encore, mieux, pour qu’ils reprennent le cours de leur vie tous les deux. Le laisser exprimer son « potentiel d’actualisation masculine », ou un truc comme ça. Un soupir de dépit chassa un instant le sourire quelque peu figé qu’elle affichait systématiquement en présence de Saskia.

« Tu sais que j’ai raison, Anne, reprit-elle avec juste ce qu’il fallait de compassion dans la supériorité.
-Mais oui, Anne, tu sais qu’elle a raison, reprit Millia avec juste ce qu’il fallait de conviction dans la moquerie. »
Millia lâcha lourdement l’énorme bassine de linge humide qu’elle ramenait tout juste de la buanderie, puis alluma tranquillement la machine à café, vola une cigarette du paquet de Saskia.
« Tu devrais étendre tout de suite avant que les faux-plis ne s’installent, tu sais, il n’y a rien de plus vulgaire qu’un faux-pli sur un chemisier propre », commenta Saskia, réajustant d’une main discrète la dentelle de son tanga.
« Oui, oui », répondit Millia dans un nuage de fumée qu’aucun mouvement ne vint perturber. Se passant un café, elle fit un clin d’œil à Anne.
« Au fait, Sask, il vient te chercher à quelle heure, ton mec ? Il devrait arriver bientôt, non ?
-Il arrive vers sept heures. Il nous a réservé une table au Café de Grancy, j’adore ! Il est tellement charmant. D’habitude, j’ai jamais le feeling tout de suite avec un mec, mais là, ça a été ze coup de foudre. C’est pour ça que je lui ai dit de venir me chercher ici, il faut absolument que je vous le présente. Tu lui sortiras une petite tasse chat ? Il m’a dit qu’il adorait les chats. Tu vois, c’est vraiment un mec formidable. Viril, mais… sensible, tu vois ? Il bosse dans la même boîte que Millia, il est aux RH là-bas, pas manager mais presque, il a que 25 ans, c’est pour ça, mais c’est une étoile montante. Il a une coloc’ en plein centre, il donne sur la rue de Bourg, tu te rends compte ? »
Anne soupira. Si elle avait dû parler de Thierry deux semaines après leur rencontre, elle n’aurait été capable de fournir aucune des informations de son CV. Elle aurait pu dire qu’il avait un sourire un peu tordu qui lui donnait un air de corsaire rangé, qu’il avait grandi en écoutant du vieux rock en 33 tours, et qu’il aimait par-dessus tout qu’on lui passe la main dans les cheveux. Heureusement, l’interphone mit fin à l’hagiographie professionnelle du brave garçon, et Anne s’apprêta à suivre du regard la checklist mentale de la Saskia en mode pré-décollage.
Réajustement du soutif pour n’en laisser apparaître qu’un peu plus que ce qui était convenable : Check !
Application d’une couche de gloss parfum abricot-noix de coco-vanille-bonbon : Check !
Lissage de la jupe pour qu’elle épouse parfaitement une silhouette travaillée quotidiennement au Pilates et au massage anticellulite : Check !
Imperceptible baisse de la lèvre supérieure pour cacher des dents que pour une raison étrange Saskia trouvait trop longues, et qu’elle allait de toute façon découvrir pour lui sourire béatement à la minute où il passerait la porte : Check !
Saskia était prête au décollage, prochain arrêt : le premier petit nuage qu’elle trouverait. Anne baissa les yeux, pour éviter d’éclater de rire, et pour se demander si au fond elle n’était quand même pas un peu jalouse de sa copine.

À suivre…

Photo ©Marilyn Vega

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