Un Vasella vaut mieux que 1,7 millions de Palestiniens

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Quand le salaire du top manager de Suisse, Daniel Vasella, patron de Novartis, dépasse tout entendement. 20,5 millions de francs en 2008, ça représente quoi?

A la fin du mois passé, le public apprenait que la Suisse avait son Golden Boy. Un vrai, un pur et dur. Un top manager qui, même lorsqu’il fait une sieste, mange trois tartines au Cenovis ou pose ses fesses sur le trône, brasse de l’or en masse. Monsieur Daniel Vasella, le grand patron de Novartis, entreprise leader de l’industrie pharmaceutique, gagne beaucoup d’argent…. Beaucoup trop.

Tout cela est justifié me direz-vous. Avec son chiffre d’affaires boosté à 41,5 milliards de dollars, Novartis donne du travail à des milliers d’employés, développe des produits, des médicaments et des vaccins qui guérissent la population, ici comme ailleurs. Et puis, ce n’est pas l’UBS et ses requins boursiers, qui s’amusent à gambler avec les économies de ceux qui lui ont (trop) longtemps fait confiance. Novartis est éthique, son site Internet en fait d’ailleurs bonne apologie. Dans le rapport financier 2008, on apprend que les médicaments du Groupe ont amélioré la vie de quelque 850 millions de personnes. Novartis, c’est une entreprise qu’elle est bien pour la conduire. Soit. Il faut l’avouer, bravo. Vraiment.

Pourtant, comment expliquer qu’une seule personne touche un tel montant ? Qu’est-ce qui justifie une telle somme ? En 2003, lors d’un discours inaugural du Forum Economique de Davos, Daniel Vasella s’exprimait déjà sur son salaire de folie (voir dès la minute 20:42). Même son de cloche début 2009, lorsque ce dernier répond avec une décontraction cinglante aux journalistes de la TSR (voir interview).

Oh, mais tu sais, c’est le système économique mondial qui est ainsi, et les top managers ont de sacrées responsabilités, me répondent des amis passés par HEC. Bof, l’argument peine à convaincre.

Oh my Buddha, 20,5 millions de francs, ça n’est pas rien… Sage serait celui capable, du tac au tac, de dire ce que 20,5 millions de francs suisses représentent concrètement. En deux interviews de cinq questions, nous avons laissé la plume à Jean-Philippe Jutzi, porte-parole du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) et de la Direction du Développement et de la Coopération (DDC), ainsi qu’à Caroline Morel, directrice de l’ONG Swissaid (www.swissaid.ch). Objectif : comparer le salaire d’une seule personne avec les montants alloués à l’aide au développement. Résultat renversant.

Un salaire annuel égale l’aide au développement pour 1,7 millions de personnes. C’est avec ces mots que Jean-Philippe Jutzi s’exprime spontanément par téléphone. Le salaire de Monsieur Vasella couvre tout simplement une très large partie du montant que la DDC injecte pour venir en aide à la population des Territoires Palestiniens Occupés (Gaza et Cisjordanie). Premier coup de massue.* 

Son salaire représente le total du financement de l’aide au développement pour la région des Grands Lacs (Rwanda, Burundi, République démocratique du Congo), dont on sait combien elle est affectée à l’heure actuelle. Deuxième coup de massue. Avec moins de la moitié du pactole qu’il a touché l’an dernier, Monsieur Vasella pourrait faire tourner le total de l’aide au développement du Sri Lanka (9,03 millions en 2007). Troisième coup de massue.** 

Explications de Jean-Philippe Jutzi, porte parole de la DDC :

En tant que porte parole de la Direction du développement et de la coopération (DDC), si je vous dit : Daniel Vasella, le président de Novartis, a touché un salaire de 20,5 millions de francs en 2008, vous répondez ?

Cette somme permet de nourrir pendant 10 jours 2 millions de personnes qui vivent dans une situation d’extrême pauvreté, c’est-à-dire avec moins de 1 dollar par jour, [en Afrique subsaharienne essentiellement, ndlr.]

Avec le salaire annuel de Monsieur Vasella, soit 20,5 millions de francs, quelles actions concrètes pourraient être réalisées par la DDC dans le Territoire palestinien occupé (Bande de Gaza et Cisjordanie) ? Et avec 2,5 millions ?

Le total de l’aide humanitaire engagée dans le Territoire palestinien occupé était de 16,8 millions de francs en 2008. Avec les contributions d’autres services, le volume total de l’aide de la Confédération s’est monté à 30,9 millions. Dans le secteur de l’aide humanitaire, l’argent a surtout servi à distribuer de l’aide médicale, de l’eau potable, de la nourriture et des biens de première nécessité pour des milliers de familles dans la bande de Gaza.

Novartis ne connaît pas la crise et affiche une hausse de 9% de son chiffre d’affaires net, en atteignant 41,5 milliards de dollars. Leader de l’industrie pharmaceutique et premier producteur helvétique de médicaments et de vaccins, dans quelle mesure l’entreprise collabore-t-elle avec la DDC et ses opérations sur le terrain?

Nous avons une coopération ponctuelle indirecte avec Novartis sur des projets concrets dans le développement de médicaments anti-malaria : la DDC soutient une organisation (MMV) qui développe un nouveau traitement anti-malarique avec Novartis et d’autres entreprises, dans le cadre d’un Private-Public Partnership (voir article dessous). Par ailleurs, la DDC est membre du Swiss Malaria Group, une plateforme de sensibilisation anti-malaria en Suisse qui inclut aussi Novartis.

Comment expliquez-vous le fait qu’il soit si difficile de lever des fonds pour l’aide au développement ou l’assistance humanitaire, alors que l’argent coule à flots pour l’industrie militaire et la mise à niveau des systèmes financiers ?

Le financement de la DDC est assuré par le budget de l’Etat et n’est donc pas affecté par la crise financière et économique actuelle. Elle n’est donc pas confrontée aux difficultés que peuvent rencontrer les ONG qui, elles, dépendent en grande partie des contributions privées pour lever les fonds dont elles ont besoin.

Depuis plusieurs années, Monsieur Vasella se défend en disant que « tout dépend de ce que ce que je fais de cet argent » et qu’ « un jour, lorsque je ne serai plus CEO de Novartis, mon idée est de pouvoir redistribuer une partie de ces gains ». C’est aujourd’hui que les gens ont besoin d’aide. Une proposition à lui soumettre ?

Il existe de nombreuses ONG suisses qui font un excellent travail, soit dans le domaine de l’aide humanitaire, soit dans celui de la coopération au développement. Leurs actions manquent souvent de financement et elles dépendent grandement de la générosité des contributions des citoyens. Vous le voyez, les idées ne manquent pas…

Les idées ne manquent pas, en effet. Tout comme les symboles de l’indécence – l’insolence ? – d’un tel salaire. La routine du système économique, affirment certains, lorsqu’ils oublient les inégalités fondamentales sur lequel ce dernier s’appuie.

Au tour de Caroline Morel, directrice de Swissaid, de s’exprimer.
 
En tant que directrice de Swissaid, si je vous dit : Daniel Vasella, le président de Novartis, a touché un salaire de 20,5 millions de francs en 2008, vous répondez ?

A mon avis, c’est un salaire totalement exagéré. Il est difficile de comprendre comment c’est possible qu’une seule personne gagne plus de 20 millions de francs en une année. Je suis par exemple parfaitement d’accord avec la proposition de Barack Obama ou Angela Merkel de limiter les salaires annuels des grands patrons à 500’000 US$ pour les entreprises qui ont bénéficié d’un appui financier de l’Etat.

En travaillant dans la coopération au développement, en apportant un appui à des personnes qui figurent parmi les plus pauvres du monde, un salaire de 20.5 millions de francs me semble tout à fait scandaleux et symbolise bien le contexte économique mondial. C’est un symbole d’injustice, et c’est clair que pour lutte contre la pauvreté, nous avons besoin d’une plus grande justice et de davantage d’équité.

Avec 20,5 millions de francs, quelles actions concrètes pourraient être réalisées par Swissaid sur le terrain ? Et avec 2,5 millions ?

20,5 millions de francs représentent davantage que le budget annuel de SWISSAID, qui se situe entre 16 et 18 millions de francs. Cela veut dire que, si nous pouvions compter sur un montant aussi considérable, nous pourrions considérablement augmenter l’appui ponctuel que nous apportons à de nombreuses personnes pour les aider à prendre elles-mêmes leur destin en main. Ce montant nous permettrait d’étendre encore les programmes que nous appuyons dans neuf pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. Permettre à davantage de petits paysans, de femmes, de groupes indigènes particulièrement marginalisés de pouvoir améliorer leurs conditions de vie. Nous pourrions également ouvrir un ou deux programmes de plus et commencer à travailler dans d’autres pays que ceux dans lesquels nous sommes déjà présents.

Avec 2,5 millions de francs de plus à disposition, nous pourrions étendre les programmes déjà existants à d’autres régions dans le même pays. Nous pouvons en effet compter sur des excellentes équipes sur place composées de cadres nationaux, dont les effectifs pourraient ainsi être renforcés.

Concrètement, nous avons par exemple en ce moment un projet [pour l’exploitation et la distribution d’eau potable, ndlr] dans la région de Oio en Guinée-Bissau. Avec un budget de 500’000 de francs étalé sur trois ans, nous pouvons réaliser 125 puits d’eau potable. En comptant environ 340 bénéficiaires par puits, le projet améliore la condition de vie de 42’500 personnes, tout particulièrement les femmes, qui en profitent beaucoup dans la mesure où leur surcharge de travail diminue sensiblement. Pour la condition de vie, la santé et les activités agricoles, l’eau est d’une importance fondamentale. Si on calcule avec un total de 2,5 millions de francs, on peut donc construire environ 625 puits pour 212’500 bénéficiaires.

Novartis a été désignée comme l’une des entreprises les plus éthiques au monde par le think tank américain Ethisphere. Votre réaction, sachant que Monsieur Vasella n’a pas l’intention de renoncer à ses gains ?

Je pense que parmi les critères éthiques devrait figurer le montant des salaires des top managers. Une requête importante est que le montant du salaire de Monsieur Vasella soit approuvé par l’assemblé générale des actionnaires. Si Novartis est désignée comme l’une des entreprises les plus éthiques, cela veut dire que ce critère n’a pas été pris en compte.

Comment expliquez-vous le fait qu’il soit si difficile de lever des fonds pour l’aide au développement ou l’assistance humanitaire, alors que l’argent coule à flots pour l’industrie militaire et la mise à niveau des systèmes financiers ou bancaires ?

Je m’explique ce fait par un manque de volonté politique. Le Conseil Fédéral avait comme objectif un budget de 0,4% du PIB consacré à l’aide au développement et à l’aide humanitaire d’ici à 2015. Les conseillers nationaux et aux Etats ont finalement décidé de porter ce budget jusqu’à 0.5% du PIB d’ici à 2015. Mais pour un pays aussi riche que la Suisse, ces chiffres sont une honte. Les pays industrialisés s’étaient en effet mis d’accord pour augmenter le budget de l’aide au développement pour atteindre 0.7% du PIB d’ici à 2015, afin de pouvoir mettre en œuvre les Objectifs du millénaire, notamment réduire de moitié le nombre de personnes souffrant de la faim et de la pauvreté dans le monde. C’est dans ce contexte que les organisations non gouvernementales (ONGs) suisses, parmi lesquelles SWISSAID, demandent que la Suisse respecte cet engagement et consacre 0,7% de son PIB à l’aide au développement.

A nos yeux, il est scandaleux que les politiciens trouvent facilement des millions de francs suisses pour sauver des banques, mais demeurent très pingres lorsqu’il s’agit de sauver des vies humaines.

Depuis plusieurs années, Monsieur Vasella se défend en disant que « tout dépend de ce que ce que je fais de cet argent » et qu’ « un jour, lorsque je ne serais plus CEO de Novartis, mon idée est de pouvoir redistribuer une partie de ces gains ». C’est aujourd’hui que les gens meurent de faim. Une proposition à lui soumettre ?

La proposition est simple : il peut contribuer à réduire la pauvreté en faisant des dons à des organisations déjà existantes et au bénéfice d’une longue expérience sur le terrain en matière de développement durable – comme c’est le cas de SWISSAID. Monsieur Vasella a expliqué qu’il appuie des organisations caritatives. Mais – et c’est très « suisse » – il se garde bien d’être plus précis et ne fournit aucune information. A mon avis, il pourrait poser des actes positifs concrets et parler de cet engagement. Il pourrait ainsi donner l’exemple et cela l’aiderait à améliorer son image auprès de l’opinion publique. 

*Chiffres sous : http://www.sdc.net.ps/en/Home/Financial_Aspects
**Chiffres sous : http://www.ddc.admin.ch/fr/Accueil/Pays/Asie_du_Sud_Himalaya/Sri_Lanka

Michael

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