CdL 9 : Sal fait taire sa Voix.

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Les Chroniques de Lausanne - 9 : Où l'on découvre une partie du folklore urbain pendant un important cérémonial.

« Tu vois, le Manteau Noir, c’est un ancien flic de Zürich, un dur de chez dur, qui a bossé toute sa vie pour coincer des junkies, et puis un jour il a dû partir à la retraite, parce que ses supérieurs, tu vois, il commençait à leur faire peur. Parce qu’il avait des méthodes de faf, de vrai, de dur. Mais tu vois, au lieu de partir picoler des p’tits verres de blanc dans son village d’origine, il s’est enfermé chez lui, le mec, et le soir il a commencé à gamberger, tout seul dans sa chambre, avec juste sa collection de flingues chez lui. Et la journée, il venait traîner sur les lieux où il avait sévi, tu vois ? Et puis ils l’ont découvert un jour, en train de tabasser un type. Alors il a fait jouer ses relations pour échapper à la taule, le type il en restait rien, tu vois, il avait plus de dents, il avait plus de face, mais le gars il s’en est sorti comme ça, « pfuit ! ». Mais ses vieux potes de la police, ils lui ont dit de partir, qu’il se faisait du mal, qu’il allait finir par se faire planter un soir, ou se retrouver en taule. Alors il a déménagé, il est venu à Lausanne, et depuis, il rôde autour de la Riponne, et quand il voit un junkie, ça le démange, et si il est tout seul, le gars, en train de faire son fix tranquille ou de délirer dans un coin, il l’emmène avec lui, et il le fait disparaître. Son grand manteau noir est la dernière chose qu’il voit, et après le silence. C’est Long John qui m’a raconté ça, une fois qu’il était calme ».

La cuillère noircissait, le liquide faisait de petites bulles. Dans la pénombre en néon du parking, Sal et Acné, son pote qui avait sans doute eu un prénom à un moment mais semblait l’avoir oublié lui aussi, étaient bercés de la douce euphorie de la promesse, et accomplissaient, dans un coin sombre du parking de la Riponne, le petit cérémonial. Acné avait une certaine classe. Malgré son surnom, malgré son visage grêlé, malgré les vêtements qui avaient dû lui aller à une lointaine époque mais qui pendaient désormais mollement sur sa maigre carcasse, malgré la galère qui lui collait à la peau, il avait conservé la préciosité d’un dandy du dix-neuvième siècle. Sal, qui l’avait rencontré il y avait quelques semaines, l’avait tout de suite bien aimé. Il parlait beaucoup, et Sal, qui n’avait rien vécu ou presque, l’avait laissé parfaire une éducation certes plus pragmatique que théorique, mais fort utile pour éviter de se faire dépouiller de ses derniers effets, de se faire taper par un voisin mécontent, ou pour trouver un fournisseur digne d’un minimum de confiance. Acné avait environ trente ans, en paraissait dix de moins, et traînait à la Riponne depuis qu’il avait été décidé que ce serait là qu’iraient les marginaux. Il avait hérité de sa mère une vieille chambre de bonne, où il avait emmené Sal une fois pour boire un thé dans de la vieille porcelaine ébréchée et, grâce à ce petit havre, avait tendance à être moins crasseux que ses congénères. Il avait aussi le chic pour injecter un peu de décorum à la prise de dope : Il ne sortait jamais sans un petit plateau qu’il gardait dans un sac propre, avec son coton et ses seringues. Il s’asseyait en tailleur, posait son plateau sur ses genoux, et déballait ensuite  soigneusement son nécessaire, comme s’il avait été à un plaisant pique-nique à la campagne.

Au début, Sal l’avait pris pour une vieille tante qui lui faisait du gringue. Il en avait connu quelques uns, des comme ça, des mecs qui cherchaient un micheton plus jeune qu’eux, promettant monts et merveilles, came à foison, adoption même, parfois. Il en avait même arnaqué un, une fois, en Valais, un vieux minable qu’il avait suivi chez lui pour se tirer à la première occasion avec sa montre et un paquet de ses disques. Le type était revenu le voir, le lendemain, en pleurant. Il lui avait dit de tout garder, qu’il lui pardonnait, qu’il comprenait. Il l’avait pris dans ses bras, en sanglotant. L’avait supplié de revenir. Sal s’était cassé. Des tas de junkies auraient joué le jeu une fois ou deux, après, et auraient fini par tabasser le type pour qu’il les lâche. Sal avait vu un truc dans les yeux du vieux, un truc pas net. Il avait compris en s’éloignant que c’était juste son reflet. Le type pleurait trop pour le suivre. Il était monté dans le train pour Lausanne le soir même. Et quand Acné l’avait pris sous son aile, ça lui était revenu, tout ça. Il l’avait prévenu direct, il avait planté son regard dans les iris gris-bleu, et il lui avait dit qu’il ne ferait rien avec lui. Acné lui avait ri au nez, et lui avait dit : « J’aime pas les garçons comme toi, t’en fais pas. » Et puis il l’avait invité chez lui. Il lui avait raconté comment c’était, avant, quand c’était à Saint-Laurent qu’on traînait. Et puis, alors que Sal s’était laissé gagner par une douce torpeur, bien décidé à passer une nuit au chaud, Acné l’avait gentiment mis dehors, comme pour lui prouver quelque chose. Depuis, ils se croisaient régulièrement, et partageaient nouvelles, opinions, et de temps en temps un peu de dope. Le rituel était presque complet. Sal salivait impatiemment, la Voix lui susurrait des mots tendres, comme pour le récompenser à l’avance de ce qu’il allait faire.

Quand soudain, un concert de voix se fit entendre non loin. Dans leur petit coin, Sal se blottit du mieux qu’il pût. Trois hommes, jeunes, marchaient dans leur direction et, tout à leur conversation, ne remarquèrent rien jusqu’à ce que les phares de la voiture derrière laquelle se cachaient Sal et Acné ne se missent à clignoter en même temps qu’un clac profond annonçait que les portières se déverrouillaient. La Voix jura, hurla, supplia Sal de faire quelque chose, de faire partir ces types, de fuir avec la seringue, de tuer, de mordre, de faire n’importe quoi mais de s’en débarrasser, maintenant, immédiatement. Sal, prostré, se mit à frissonner, son corps se couvrit d’une pellicule poisseuse qui le glaça.

« Tu vas voir, fit la voix de l’un des trois hommes, Tante Agathe, c’est une légende, c’est une femme adorable, c’est une femme formidable, c’est une femme qui connaît tout sur tout… » avant de s’interrompre en découvrant Acné qui, tranquillement, s’était levé à demi, en posant soigneusement par terre le plateau. A peine gêné, Acné s’adressa au groupe.

« Il n’y a pas d’enfants avec vous ?
-Non, tranquille, fit une autre voix, dont Sal pouvait voir, sous la voiture, les baskets jaune fluo.
Acné se détendit, imperceptiblement.
-C’est parfait alors. Je propose donc que, dans un esprit de saine coopération, vous fassiez précisément ce que vous aviez prévu de faire, et que vous ne fassiez aucun cas de nous.
Une vague hésitation, un frottement de pieds, et puis la première des deux voix répondit :
-J’allais vous le proposer. »

Les trois hommes montèrent dans la voiture, reprenant leur conversation. Acné se rassit, en tailleur, puis reprit son petit plateau non sans avoir donné une petite tape rassurante sur l’épaule de Sal, qui se redressa. « Un peu de courtoisie, fils, un peu de glamour, et tu survis un peu plus longtemps. » Puis tous deux s’adossèrent au mur, et se perdirent dans la violence de leur bonheur chimique.

Arnaud

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