“Moi je veux vivre avec toi, pas avec Ben Laden!”

Posté dans : Société 1
Un bloggeur est parti rencontrer l'équipe du Lyon Bondy Blog. Au centre de la discussion, la votation anti-minarets en Suisse et le débat sur la laïcité en France.

Samedi 5 décembre, j’arpente les rues de Lyon. Trois heures de train depuis Lausanne et je sens que la frontière a été traversée. Dans le quartier de la gare principale, la Part-Dieu, je redécouvre la différence qui existe entre la Gaule et le pays de Heidi. Plus d’immeubles-villas à quatre façades mais bien des immeubles à appartements mitoyens, qui définissent des pâtés de maisons. Les trottoirs ne sont pas tous accordés, et parfois sales. Le tout est saupoudré de buildings imposants comme la tour Crayon ou la tour EDF. Régulièrement, au coin d’une rue, une station « Vélo’v », ces vélos en libre-service gérés par JL Decaux, ainsi qu’un bar-tabac… Je suis bien en France. Tout cela semble moins ordonné, moins contrôlé que la Suisse ; là des tags, ici une poubelle qui traîne.

J’ai rendez-vous à 14h à la rue d’Arménie, en plein centre, pour rencontrer « l’autre LBB », le Lyon Bondy Blog. Devant la porte, je rencontre Fatima, nouvelle bloggeuse. Elle a entendu parler du projet et participe à sa deuxième séance, avant de se lancer dans la rédaction d’un article. Assez rapidement, la votation du 29 novembre vient au centre de la discussion. Pour Fatima, c’est l’étonnement qui prime.

L’équipe arrive progressivement et m’accueille dans les locaux de « Banlieues d’Europe », une association qui promeut l’art urbain sous toutes ses formes. Depuis le début du blog en avril 2008, les bondybloggeurs se réunissent ici, à raison d’une fois par semaine. Leur but ? À la manière du Bondy Blog originel, donner la voix à la banlieue lyonnaise. Parce que les questions d’intégration et d’égalité de traitement ne doivent pas être discutées uniquement par les élites, mais également par les citoyens du bas, qui portent un regard différent sur la réalité.

Autour de la table, nous sommes sept. J’engage la discussion sur la votation : qu’en pensez-vous au LBB ? Les réactions sont animées, beaucoup veulent s’exprimer et la parole n’est pas facile à prendre. L’étonnement et l’incompréhension viennent rapidement : « qu’est-ce qu’ils ont contre les minarets ? Il est où le problème ? » me demande Najet. Effectivement, il est difficile de voir où est le problème, car les musulmans sont peu nombreux en Suisse et ils se font discrets. Quant aux minarets, il n’y en a que quatre, et il ne s’agit pas d’une revendication forte de leur part. Le problème, comme je l’explique, ce sont les amalgames qui ont été fait autour de la votation, en premier lieu l’affiche de l’UDC assimilant minarets et missiles. Le branchement avec les images de l’Islam extrémiste étranger à la Suisse était fait. Les partis de la majorité, tous opposés à la votation, n’ont pas réussi à se mobiliser de manière aussi convaincante que le parti de l’extrême droite, assurés qu’ils étaient par les sondages que la votation n’allait pas passer. Je rajoute qu’en Suisse, c’était également la surprise : la majorité des médias et des observateurs ne s’attendait pas à un tel résultat.

« Finalement, tout cela ressemble au vote sur la Constitution Européenne » me rappelle-t-on. En mai 2005, contre toute attente, la France avait été le premier pays à dire non au projet, alors que médias et hommes politiques martelaient de voter oui. Cela a indiqué le fossé qui existe entre le peuple et les élites qui les dirigent : « en France, la démocratie représentative est à côté de la plaque ! » me confie Rafika. « Lors de la campagne sur la Constitution Européenne, on voyait toujours les mêmes sur les plateaux télé, des hommes politiques, des sociologues, des experts en tous genres… et pas de citoyens. Le vrai débat, il s’est fait sur Internet, des blogs se sont créés, certains ont même dû fermer parce qu’ils recevaient trop de commentaires ! Les gens veulent parler, et les BondyBlog sont là pour ça aussi, pour donner la parole à ceux qu’on ne consulte pas habituellement ». Le débat sur la démocratie directe en Suisse est lancé, avec la question-phare : est-ce que les citoyens peuvent voter sur tout ? Que faire si une question est mal formulée, ou posée dans un contexte particulier qui va induire un certain vote ?

Azzedine prend la parole et m’explique que lui, contrairement à d’autres, n’est pas étonné du vote des Suisses. « En France, les gens sont tout aussi racistes, et si on faisait la votation ici, cela passerait sans problème ». Il me donne l’exemple de la construction des mosquées à Lyon : « comme généralement elles sont refusées, on prend un nom d’emprunt. Pour celle de Neuville-sur-Saône, ils ont marqué sur la demande d’achat du terrain « pour garage automobile », afin que la commune ne rejette pas le projet. » Azzedine me donne d’autres exemples de mosquées lyonnaises qui témoignent de ce rejet des lieux de cultes musulmans : « finalement, les Suisses ne sont pas moins racistes que les autres, ils ont juste osé dire ce qu’ils pensaient. En France, c’est le règne de l’hypocrisie. »

La question de lieux de cultes est lancée, et avec elle le débat sur la laïcité. Le débat prend là une toute autre tournure qu’en Suisse : le concept de « laïcité » est associé aux idéaux de la République et il fait l’objet de débats passionnés. Rafika a fait des recherches sur le sujet et m’énonce les dates importantes : création du mot « laïcité » par Ferdinand Buisson au début du 20ème siècle, loi de 1905 sur la laïcité, construction de la mosquée de Paris en 1926, « rodéo des Minguettes » en 1981, marche pour l’égalité et contre le racisme de Marseille à Paris en 1983, affaire du foulard de Creil en 1989, émeutes de Vaulx-en-Velin de 1990, rapport de la Commission Stasi en 2003, loi de 2004 sur les signes religieux dans les écoles publiques, émeutes de 2005, etc. Je découvre que la place des religions dans l’espace public est débattue depuis longtemps en France, avec des épisodes plus ou moins heureux. L’actuel débat sur l’identité nationale ne peut se comprendre qu’à partir de ces différents repères.

Autour de la table, les avis divergent sur la loi originelle de 1905. Pour certains, elle est bonne, pour d’autres, elle est hypocrite. Najet m’explique que cette loi est difficile à comprendre pour certains musulmans, car « l’Islam ne fait à la base pas de distinction entre le profane et le sacré. » Or la loi exige que la religion se cantonne dans l’espace privé, d’où toute une série de malentendus. Mais le sentiment qui plane, comme le confirme Azzedine, c’est celui d’une laïcité à deux vitesses : « les églises sont financées par l’Etat, sous le couvert de la préservation du patrimoine, alors que les mosquées ne reçoivent rien, en vertu de la loi de 1905. Je ne suis pas contre la laïcité, mais alors il faut l’appliquer jusqu’au bout ! La ville de Lyon a financé les rencontres chrétiennes de Sant’Edigio en 2005, un projet pour musée sur l’histoire du christianisme, et aussi le Centre Culturel Social Juif. Mais rien pour les mosquées ! » L’obsession française de la laïcité créerait-elle plus problème qu’elle n’en résout?

J’explique qu’à mon sens, ce qui est en jeu dans les résultats de la votation suisse, c’est le déficit d’image dont souffre l’Islam. En Suisse, ce phénomène se double d’une discrétion telle que lors des débats autour de la votation, les musulmans se sont faits peu entendre, hormis lorsque la presse venait les interroger. L’UDC a exploité ce déficit d’image et a volontairement joué sur l’assimilation de l’Islam suisse au terrorisme, aux attentats et au tchador. Ceci doit alerter les musulmans d’Europe sur l’image qu’ils entendent véhiculer d’eux-mêmes. Azzedine me dit : « tu sais Etienne, je préfère vivre avec toi qu’avec Ben Laden ! ». Rafika m’assure que 95% des musulmans de France sont contre la burqa. Pour elle, une part du problème est imputable aux médias : « chaque fois qu’on voit un musulman à la télé, c’est soit un barbu, soit une femme voilée ».

Au terme de cette discussion riche et animée, je réalise que j’ai face à moi une image représentative de l’Islam européen : dans les personnes d’origine maghrébine autour de la table, certaines sont musulmanes, d’autres sont laïques. Chacune d’entre elles pratique sa religion différemment et possède un avis propre sur la prière, le ramadan, le port du voile. Point d’angélisme pourtant : certaines personnes connaissent également des pratiques intégristes de l’Islam en France, comme les salafistes. Je n’ai pas rencontré un Islam, mais des Islams – tout comme il existe des Christianismes en Suisse. Ces Islams européens pâtissent d’une représentation d’un Islam homogène, alliant terrorisme, intégrisme et non-respect des droits de la femme. Si la construction d’un vivre-ensemble harmonieux est l’objectif que l’on souhaite atteindre dans nos nations européennes, il faudra parvenir à dépasser ces images d’Épinal.

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Etienne

  1. Avatar
    Gab
    | Répondre

     Merci pour cet excellent article Etienne. Dans les domaines que tu as cité comme dans bien d’autres, c’est encore l’ignorance notre pire ennemi. 

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