Matt Elliott : la profondeur des cordes

Matt Elliott : la profondeur des cordes

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Mercredi passé, l'anglais Matt Elliott s'arrêtait au Romandie, dans le cadre de sa tournée « The Calm Before » Tour. Celui qui, à l’ombre de Massive Attack et Tricky, réinventa en douceur la scène electro de Bristol, s'est depuis reconverti à la dark folk la plus pure et la plus évocatrice. Compte-rendu d'une performance en transe.
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© Matt Elliott / D’ici d’ailleurs

(Pour une atmosphère plus fidèle, n’hésitez pas à lancer le morceau “The Right to Cry”, juste à la fin de l’article, et à l’écouter tout en lisant).

Tout commence avec un doux arpège. Les doigts voltigent facilement sur les cordes. L’ambiance se fait tendre, presque rêveuse et plus personne n’ose parler, même à voix basse. L’homme de 45 ans qui se tient devant nous ne paie pourtant pas de mine. Il est tel un bloc. Assis fermement sur sa chaise de bois clair, il tient sa guitare avec légèreté. On sent pourtant qu’à tout moment, il pourrait la casser. Il lui suffirait simplement de serrer un peu trop fort le manche et celui-ci se briserait. Mais il ne le fait pas ; car derrière cette stature et ce charisme tranquille, on peut voir la douceur, la générosité et même une certaine forme d’innocence.

Son visage est fait de traits forts, comme sculptés dans la pierre. Son front est bas, son nez droit et ses lèvres basses, comme s’il avait déjà vu et vécu tant de choses que son visage s’en rappelait encore. On sent pourtant une extrême douceur émaner de ses yeux. Entre noir profond et bleu éclatant, ils projettent quelque chose de sincère, de triste et de parfaitement conscient.

© Cécile Vuillemin / LBB
© Cécile Vuillemin / LBB

Pendant que j’observe cet homme, l’arpège continue inlassablement, en boucle. La foule autour de moi est silencieuse et regarde droit devant elle, sur la scène. Certains ont même fermé les yeux. Puis, la voix arrive, comme venue du lointain. Elle est comme cet homme, grave et tendre à la fois. Les mots qu’elle invoque sont simples, mais leur association se révèle d’un savoir et d’une sagesse certains. Petit à petit, ils se transforment en mélodie assourdie et pénétrante qui commence, elle aussi, à former une boucle. Puis, par-dessus encore, vient se caler un riff retenu qui grandira au fil des minutes et deviendra omniprésent, remplissant la salle d’échos puissants et hypnotisants.

C’est de cette manière que fonctionne la musique de Matt Elliott. Elle commence comme une berceuse et finit comme un ouragan. Plusieurs couches de boucles se superposent et, au fur et à mesure du morceau, forment un ensemble dissonant, mais paradoxalement clair et englobant. C’est au final une formule assez simple, mais qui fonctionne. Cette progression lente et implacable nous emmène avec elle. L’intensité musicale grandit à notre rythme, nous laisse la recevoir et surtout la ressentir, avant de passer au niveau supérieur, à la boucle suivante. Matt Elliott nous invite. Il ne nous impose rien. Il sait que l’atmosphère d’un morceau est importante et parlera bien plus profondément à notre intérieur, lui qui a besoin de se nourrir d’émotions et de sens.

© Cécile Vuillemin / LBB
© Cécile Vuillemin / LBB

Ça aussi il l’a bien compris, car chacune de ses chansons évoque quelque chose de profondément ancré en nous, depuis des siècles, comme une identité commune. Ce bagage culturel, il le porte avec lui et y puise en toute sagesse pour nous rappeler l’histoire de notre continent, de ses traditions, de ses chansons dans ce qu’elles avaient de plus primordial, lorsqu’elles étaient chantées pour redonner courage aux marins ou lorsqu’elles servaient à la passation des mythes et des légendes fondatrices. Quelque chose d’essentiel et d’ancien nous est transmis à travers cette musique. Son pouvoir évocateur nous ramène à quelque chose que l’on ne sait plus nommer, même si nous sentons toujours cet héritage quelque part en nous, enfoui sous les amas de fioritures contemporaines. Cette Histoire, cette longue succession d’événements qui a fait de nous ce que nous sommes aujourd’hui, Matt Elliott nous la rappelle. Il nous fait ressentir notre appartenance à ce grand tout auquel nous appartenons, cette humanité qui n’est fidèle à elle-même que devant ses émotions, seules véritables valeurs que nous partageons tous.

Puis enfin, le climax arrive. Les couches de boucles s’entremêlent à nos oreilles. La voix n’est plus qu’une puissante incantation. Les mots résonnent et se mélangent. Les cordes crient et bercent en même temps. L’intensité est telle que nos yeux s’écarquillent, que nous n’osons plus bouger, figés par ce déferlement de beauté brute.

Soudain, tout s’arrête. Il nous faut encore quelques secondes avant de respirer à nouveau normalement. Notre regard se décolle alors petit à petit de la scène et nous nous tournons enfin vers nos voisins.

© Florian Poupelin / LBB
© Florian Poupelin / LBB

Sommes-nous seuls à avoir ressenti cela ? Nos yeux tombent brièvement dans ceux des autres et la réponse se fait évidente. Vingt minutes viennent de s’écouler, le temps d’un seul morceau. Pendant que chacun reprend doucement ses esprits, Matt Elliott réaccorde sa guitare et nous glisse quelques mots de parfait français, avant de reprendre. The Right to Cry vient de s’achever, Zugzwang* commence à peine et le concert n’aura de cesse de gagner en intensité.

Tout cela s’est déroulé dans notre petite ville de Lausanne, sous les arches d’un grand pont aux pierres apparentes, un mercredi soir d’hiver qui pourtant semblait avoir débuté comme tous les autres.

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*littéralement « obligation de mouvement », terme associé au jeu d’échecs, correspondant à un coup qui dessert la stratégie du joueur, mais qu’il est obligé de jouer, par absence d’autre choix et car les règles le lui imposent.

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