L’immobilisme ou le choix de ne pas en faire

L’immobilisme ou le choix de ne pas en faire

Qu'on le veuille ou non, faire des choix fait partie de notre quotidien. On passe son temps à en faire et personne – ou presque – n'est jamais obligé de rien. Vous choisissez actuellement de lire cette phrase. Et peut-être choisirez-vous bientôt d’enfin tout plaquer et de poursuivre un rêve de gosse. Ou pas. Car il peut être difficile d'écouter sa petite voix intérieure. La notion de choix et les mécanismes en jeu, entre hésitations et atermoiements, premiers pas, détours et volte-face, occupent mes pensées depuis quelques mois. Deux personnalités lausannoises, la Drag Queen Catherine d’Œx et la chanteuse Billie Bird, y sont certainement pour quelque chose.

L’article que vous lisez présentement a connu une rédaction sinueuse. Il a subi de nombreuses modifications à la faveur de mes réflexions personnelles et, surtout, de plusieurs conversations fortuites, notamment avec deux personnalités lausannoises : la Drag Queen Catherine d’Œx et la chanteuse Billie Bird. Qu’il me soit ici permis de leur exprimer toute ma gratitude pour leur authenticité et la richesse de leurs observations.

Réunis devant la Bossette il y a de cela trois semaines, Catherine d’Œx et moi-même abordions la notion de choix. « Il n’y a rien de pire que les gens qui disent J’étais bien obligé-e », me confiait-elle, faisant écho sans le savoir à l’article que je rédigeais alors. Comme Catherine, je suis moi aussi persuadé que les J’étais bien obligé-e, les J’avais pas le choix et les Il fallait bien que sont autant de formules illusoires que l’on brandit comme des boucliers pour se rassurer. Elles servent parfois à repousser les inquisitions extérieures, mais plus fréquemment à contenir les effrayantes – et pourtant bénéfiques – introspections. Fourvoiements sécurisants, elles nous réconfortent et nous confortent dans notre tout petit monde et notre manière de vivre. Et, à mon avis, étouffent notre petite voix intérieure, si essentielle à notre vrai bonheur.

Catherine d’Œx et son sourire complice devant la Bossette.

Franchement, soyons honnêtes, on n’est jamais obligé de rien, on a toujours le choix. Sauf peut-être quand on est un réfugié refoulé à la frontière, un ancien combattant de l’EI détenu dans les geôles kurdes de Syrie ou une femme battue à la merci de son bourreau durant le confinement. Mais sinon, à vrai dire, on ne cesse d’en faire, des choix. Et la plupart du temps, sans même s’en rendre compte. On choisit de se lever à 6h30 ou à 10h12. On choisit de bondir hors du lit ou de s’y fondre. On choisit de porter du bleu, du rose ou du doré. On choisit de prendre l’ascenseur ou les escaliers. On choisit de se hâter ou de s’attarder. On choisit sa place dans le bus. On choisit d’y porter un masque ou d’assumer des regards réprobateurs. Bref, on choisit tout le temps, sans cesse et continuellement. Vivre, c’est choisir.

Si les choix énumérés ci-dessus relèvent davantage de domaines superficiels de la vie, d’autres, en revanche, touchent à des aspects plus fondamentaux. « Combien de personnes se plaignent de leur travail ou de leur situation générale, mais n’entreprennent rien pour y changer quelque chose ! », me confiait Catherine d’Œx, assise à mes côtés devant la Bossette, évoquant un ami qui, pour justifier sa passivité, affirmait qu’il n’avait d’autre choix. « Le choix, il l’a ! », s’exclamait-elle. « Je dirais même : il l’a fait. Il a choisi l’immobilisme », avais-je pensé. C’est-à-dire le choix du statu quo ou celui de ne pas en faire.

L’immobilisme peut tout à fait constituer un choix conscient et assumé. Poursuivre son train-train quotidien n’a rien de misérable et ce n’est pas forcément galvauder les précieuses minutes de son existence, loin de là. Au contraire, il n’est pas donné à tout le monde de pouvoir apprécier le moment présent et les choses simples de la vie. Toutefois, l’immobilisme devient problématique lorsqu’il résulte d’un déni intérieur ou de l’incapacité de se poser les bonnes questions. « Pour moi, il est primordial d’être vigilant afin de se sentir et de ressentir : Suis-je au bon endroit, avec les bonnes personnes ? Suis-je vraiment heureux ou heureuse ? Où me vois-je dans dix ans ? », martelait Catherine. « Il faut ensuite savoir écouter les réponses offertes par notre petite voix intérieure », poursuivait-elle, arborant un sourire bienveillant et complice.

Je ne peux que lui donner raison. Mais écouter sa voix intérieure ne suffit pas, il faut ensuite agir en conséquence. Lors d’un café l’année passée avec Billie Bird, je lui avais demandé : « Que conseillerais-tu aux gens qui ont des rêves et des projets, mais qui n’osent pas faire le premier pas ? » Elle m’avait répondu : « Il faut juste faire. » Cette réponse m’avait marqué et à présent je crois comprendre : notre petite voix intérieure ne se contente pas de nous rappeler les rêves et aspirations logés au fond de nos cœurs. La vicieuse les mêle également à un flot tumultueux de suggestions angoissantes. Car emprunter une route inconnue et inédite, surtout quand elle sort des sentiers battus par les conventions sociales, est fondamentalement angoissant. L’immobilisme devient alors la solution imparable : c’est le chêne sécurisant contre lequel s’adosser. Certes, son feuillage prive notre vue d’un champ insoupçonné de possibles cerisiers, figuiers, orangers et autres abricotiers, mais sa frondaison offre un rempart douillet et ombragé bienvenu contre les créatures féroces et dangereuses qui rôdent assurément alentour. « Juste faire » c’est donc oser lorgner derrière ce feuillage, se frayer un chemin à travers les branches pour enfin avancer le cœur ouvert à travers champs, cueillir et croquer les fruits qui s’offrent à nous en bravant les hurlements du loup et les rires de la hyène.

Je parlais récemment avec un ami qui travaille dans les soins palliatifs. Il me disait que, paradoxalement, aux dernières heures de leur existence, les quarantenaires portent un regard souvent plus apaisé que les octogénaires sur leur vie. Ils sont encore bercés de l’illusion que, si la fortune, Dieu ou la santé leur avait réservé quelques années de plus, ils auraient écrit ce recueil de poésie qui repose patiemment à quelques pas du chêne. Les octogénaires, ceux restés adossés contre son tronc, à l’abri de sa frondaison, savent et ne peuvent que regretter.

Alors? Avez-vous goûté, allez-vous goûter aux fruits qui poussent devant votre chêne ?

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.