CdL 6 : Max compte les aiguilles de sa montre, se remémore la Ficelle, et n’est peut-être pas dupe.

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Où l'on découvre l'apport capital de certaine production artisanale mexicaine sur l’œuvre de Jean-Paul Sartre.

« Che que je veux dire… Ce que je feux dire… Ce que je veux – aHA, j’y suis arrivé ! – dire, c’est que la réalité de la ché… ché… série, dans la définition de Sartre, n’est perceptible in fine que dans l’œil de l’observateur, et non dans une quelconque – hips ! – évidence ontologique. Les gens qui font la queue pour monter dans le bus ont le même but, mais ils ne sont pas disoss, désosss, dissociables d’un type qui, par exemple se trombe de pus… se trompe de bus. » Samuel souleva son verre en guise de coda à un argument qui lui semblait d’autant plus efficace que physiquement éreintant.

« Ecoutez-le, il a raison », lança Max à une cantonade qui consentit volontiers en ne disant mot. Autour de la petite table, les trois garçons, sans doute perdus dans les méandres labyrinthiques du génie de Samuel – se dit-il –, soupirèrent de concert.

Il était minuit environ, à la montre de Max, mais il ne réussissait à percevoir qu’une seule des aiguilles, et encore, il fallait qu’il ferme un œil et qu’il se tienne à la table. Samuel lui souriait bêtement, et Emilien baissait les yeux, l’air sombre. Il avait l’air sympa, ce grand type un peu gauche. Après une arrivée pour le moins inconfortable, il s’était vite remis de ses émotions et, le nombre de tournées aidant, ils avaient désormais l’impression de se connaître depuis qu’ils étaient nés, ou presque. Le bar s’était empli désormais d’une jeunesse de sortie, et le bruit de la foule, la musique FM enchaînée au petit bonheur la chance le câlinaient gentiment, et parfois moins gentiment lorsque le passage serré entre les tables bondées forçait quelque postérieur à lui heurter l’épaule ou la tête.

Soudain, Emilien se redressa, tapa du poing sur la table, et déclara solennellement : « J’ai rien compris ! ». Max, interdit par tant de brusque soudaineté, rouvrit son œil gauche et laissa choir son poignet sur la table. « C’est vrai, ça, j’ai rien compris, non plus », acquiesça-t-il vaguement. Sur le visage de Samuel s’affrontèrent un instant le désespoir et le chagrin, avant de laisser le champ libre à un éclaircissement soudain. Comme un seul homme, ce dont Max douta au point de refermer son œil, Samuel se leva brusquement. « Attendez, attendez, bougez pas, j’ai un plan. », avant de partir d’un pas décidé dans une direction quelconque. Max et Emilien se regardèrent un moment dans un silence tout relatif, mais lourd néanmoins. Il y avait ça de bien avec son colocataire : Il savait mener une conversation. Maintenant qu’il n’était plus là, Max se sentait beaucoup moins à l’aise.

Heureusement, la Providence, dans l’un des accès de bonté qui fait son indémontable réputation depuis que l’Homme a découvert les bienfaits du Christianisme, décida de lui prêter main-forte. Soudain, lancé par-dessus la fin d’un tube de Dance des années 90, se firent entendre les premiers accords a capela d’un indestructible standard, que Max et Emilien se mirent à chantonner de concert. « Here’s a little song I wrote, you might wanna sing it note for note… »

Au « Don’t worry, be happy », Max décida qu’il était grand temps qu’Emilien soit leur pote, immédiatement. Il lui demanda :

« Alors, comment tu trouves Lausanne ?
-Bien cool, mon cher, bien cool.
-Tu sais que c’est la plus petite ville au monde qui a un métro ?
-Non, j’avoue, je l’ignorais…
-Avant, un bout de la ligne, entre Ouchy et le Flon, existait déjà. Ca s’appelait la Ficelle.
-Lol…
-Lol…
-…
-…
-Peut-être que tu es meilleur en philosophie Sartrienne qu’en syndicat d’initiative.
-C’est possible, concéda Max. C’était cool, quand ils creusaient le métro. Ils ont presque enterré un McDo.
-Toujours ça de pris…
-Il y avait un énorme trou dans Saint-Laurent, c’était cool.
-Cool.
-Tu bosses sur quoi, à la boîte ?
-En fait je code un modèle de gestion des foules, pour une expo à Beaulieu. Ils voudraient éviter au maximum qu’une petite fille se fasse écraser entre un pétunia génétiquement modifié et un four à pizza de jardin, je crois.
-OK, et tu restes longtemps ?
-Normalement je devrais repartir dimanche, mais Vétraz voudrait me garder un moment. Il doit contacter mon N + 1 d’ici demain, il me dira si…
-APPROCHEZ ! APPROCHEZ, GENTES DAMES ET CHARMANTS DAMOISEAUX, ET VENEZ PARTICIPER A UNE EXPERIENCE DE PHILOSOPHIE APPLIQUEE EN COMPAGNIE DE DEUX ILLUSTRES SPECIALISTES DES HUMANITES, ET DE MOI-MEME, SAMUEL LOYAL POUR VOUS SERVIR.

Au fur et à mesure que Samuel bonimentait, la foule alentour jeta des yeux interloqués. Max soupira en roulant des yeux en direction d’Emilien. Il y avait de la truculence dans son sourire, la soirée allait être à lui une fois de plus. Samuel Loyal, amant, charlatan, épicurien, goupil avisé et mesmériste de comptoir, était, il fallait bien le dire, dans la place. Dégingandé, tenant d’une main nettement plus assurée qu’il aurait dû un plateau rond d’un diamètre fort honnête jonché de petits verres emplis d’un liquide clair au centre desquels se tenaient une soucoupe pleine de demi-rondelles de citron et une salière dont l’inox du capot n’avait plus brillé depuis bien longtemps, recouvert d’une fine pellicule d’un cocktail sans doute efficace, mais probablement mortel.

-Mesdames, messieurs, petits enfants et fantômes, voici, sous vos yeux ébahis, un plateau tout ce qu’il y a de plus normal, sur lequel se trouvent, je l’espère, assez de petits verres de ce troublant breuvage venu des lointains rivages mexicains pour étancher la soif de la fort bonne compagnie qui l’entoure.

Il posa d’une main preste le plateau sur la table. Les fêtards subjugués semblaient hésiter à reprendre leur conversation, mais la potentialité d’une tequila gratuite en firent un public certes perplexe, mais conquis d’avance. Même la musique sembla baisser d’un ton.

Samuel disposa trois petits verres en ligne devant Max et Emilien, et joncha sur chacun une demi-rondelle de citron. La foule ne respirait plus.

« Une série, dans la série, l’unité est extérieure, et chaque autre est l’autre que l’autre. Ceci, mesdames et messieurs, signifie simplement que ces trois shots ici-présents, ne sont pas pour vous, mais que vous les percevez comme trois tequilas distinctes qui vont vous passer sous le nez. » Il fit mine de se mordre entre le pouce et l’index, et secoua vigoureusement la salière au-dessus. Ses deux acolytes firent de même. « Et je le prouve ! », s’empressa-t-il d’ajouter avant de lécher le sel collé à sa main, de renverser le verre d’un trait, et de mordre avec une gourmande délectation dans la rondelle de citron. Savourant le cocktail – et son petit effet de scène –,il s’accorda une courte pause, avant de reprendre : « Dans sa Critique de la Raison Dialectique, n’ayons pas peur des mots, Sartre oppose à la série le groupe, comme ensemble d’individus, en ce qu’il, en premier lieu, émerge d’un danger ou d’un besoin commun – en l’occurrence, camarades, la soif qui nous tiraille en ce moment-même –, dit-il, naviguant de table en table en distribuant des verres et des rondelles à toute l’assistance. Mais cela ne suffit pas. Il faut de plus que la praxis – n’ayez pas peur mon brave homme, le latin est une langue morte, elle ne mord plus depuis longtemps – soit commune et que le groupe soit la médiation entre les individus autant que les individus les médiateurs entre le groupe et les tiers.
-Et inversement, lança Max sur un ton dubitatif, mais néanmoins bienveillant. »

Deuxième pause, deuxième petit effet. La foule semblait presque déçue, mais la voix de Samuel lui fit immédiatement relever la tête. « Et ceci, chers amis, veut dire que ces misérables petits verres, en accomplissant leur destinée, vont faire de cette belle série de gens qui ne se connaissent point, un groupe qui passe une bonne soirée ensemble ! Santé ! »

Lorsqu’il porta son verre au ciel, tout le monde fit de même. Et lorsqu’il se rassit, Max lui lança dans un demi-sourire : « L’oeil de l’observateur, tu t’en fous. Ce qu’il te faut à toi, c’est être le marionnettiste. »

Arnaud

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