CdL 3 : Emilien rencontre des autochtones, et cherche une lentille.

Posté dans : Feuilleton 0
Où la Providence prend la forme d'un smiley orange et d'une boîte de Haribos.

Emilien programmait. Le silence de la salle où on avait eu la gentillesse de l’installer enveloppait confortablement le cliquetis de ses doigts sur le clavier, et il se détendit un peu. Le réveil avait été exactement ce à quoi il s’attendait. Après la sonnerie d’un vieux téléphone qui avait vibré plus que sonné et l’annonce d’une voix dont il n’avait pas su déterminer si elle était humaine ou automatique, la première sensation qui lui était parvenue était le goût de mort et de désolation – ainsi que celui des regrets des lendemains de beuverie sans âme, infiniment plus amer – qui envahissait sa bouche, suivi de peu par l’odeur de l’ancestrale poussière de sa chambre, guère plus guillerette dans la lumière blafarde du petit matin. Un fantôme de parfum de femme venait de temps en temps se mêler à sa déprime, et l’un dans l’autre, il avait décidé qu’il allait passer une mauvaise journée.

En conséquence, il avait donc pris une douche maussade, attrapé au vol un café médiocre au buffet, accompagné d’un croissant sans intérêt, remercié en lui laissant sa clé la réceptionniste qui, sans doute pour s’excuser de l’état de décrépitude avancée de son lieu de travail, lui avait décoché un large sourire, et s’était dirigé ensuite vers le sud, vers le Léman.

Son modèle n’avançait pas trop mal, il avait déjà écrit deux pages de code, et probablement qu’il en ferait deux de plus avant midi. Il jeta un oeil à sa montre : Dix heures et quart, il pourrait presque se permettre un café – ou mieux encore, un truc sucré pour lutter contre une torpeur qui frappait par intermittence. Il hésita. Non, il pouvait lutter encore. Ca lui apprendrait à passer ses soirées à picoler. Ses doigts repartirent de plus belle sur son clavier, et son cerveau à l’école buissonnière.

Un parcours en métro et quelques minutes de marche plus tard, il était au siège helvétique de Maelys, sa boîte, son Eglise et, d’après Appelez-Moi-Jean-Claude, « le truc qui va faire de toi un homme, un vrai ». Le bâtiment ici était plutôt sympa. Architecture de verre et d’acier sans prétention, assez seventies, vitres teintées, il n’irait pas jusqu’à dire que le lieu était classe, mais le contraste du bord du lac, la verdure où il apercevait des enfants qui jouaient au foot, et du complexe de bureaux avait quelque chose de rassurant. Quand il franchit la porte, bien sûr, son appréhension revint de plus belle. Même hall marbré, même guichet tout en longueur d’où surplombaient des réceptionnistes qui semblaient juger les arrivants d’un oeil noir – excepté qu’ici, il n’avait vu derrière ledit comptoir qu’un petit morceau de l’arrière-train d’une dame d’un certain âge qui semblait chercher quelque chose malencontreusement tombé au sol. Il avait hésité un instant, et puis il s’était approché.

-Vous avez besoin d’aide, peut-être ? 
-Oh, avait fait la dame, et il s’était demandé comment quelqu’un pouvait rougir si vite tout en se redressant à une vitesse qui aurait fait s’évanouir n’importe qui.
-Je… je suis Emilien Grenier. Je viens-
-Oui, oui, vous êtes notre collègue français. Ca s’entend vous savez, vous avez un accent à couper au couteau. Enfin il paraît que c’est nous qui avons un accent, pas vous, c’est ce qu’ils disent, les Français en général, mais vous, vous avez drôlement l’accent, enfin vous voyez ce que je veux dire. Je vais dire à Monsieur Vétraz que vous êtes là, en attendant si vous voyez une lentille quelque part… 

Et elle l’avait planté là, propulsée pour ainsi dire par son petit discours. Compilant une nouvelle fois son modèle, Emilien sourit. La dame en question s’appelait Anne-Claire Buloz (« mais pas comme les fruits de mer ! », avait-elle précisé avec une détermination qui suggérait des récréations difficiles), elle avait deux grands enfants, son mari était comptable dans une fiduciaire à Prilly mais était « tombé un jour comme ça au milieu des bulletins de versement ». Et elle avait eu le temps de lui raconter tout ceci en quinze mètres et un trajet en ascenseur, alors que Monsieur Vétraz regardait le plafond en souriant. Il avait bien dit à la réceptionniste qu’il n’était pas de première nécessité qu’elle les accompagnât, mais apparemment la perspective de souhaiter la bienvenue à Emilien l’avait emporté sur de basses considérations de professionnalisme. De plus, d’après ce qu’avait pu voir Emilien, qui avait cherché sans succès la lentille, le lieu n’était pas très fréquenté.

Lorsqu’ils étaient tout trois arrivés à l’entrée du confortable bureau du Chief Executive Director – Switzerland Operations, elle s’était interrompue d’un « voilà, j’espère que vous allez vous plaire ici et que- » dont la fin avait été coupée par la fermeture des portes de l’ascenseur. Puis Monsieur Vétraz l’avait invité à s’asseoir d’un côté de son immense bureau, et s’était assis non pas derrière comme l’aurait fait Appelez-Moi-Jean-Claude histoire de renforcer l’ordre naturel de la hiérarchie d’entreprise, mais à côté de lui, dans un autre petit fauteuil qu’il avait orienté pour le voir en face. Ils avaient parlé de ce qu’il était censé faire durant son séjour (des conneries inutiles et répétitives). Et puis Vétraz lui avait demandé ce qu’il avait étudié.

Quelqu’un frappa à la porte de son bureau d’emprunt, puis ouvrit, et Emilien se trouva nez-à-absence-de-nez avec un énorme smiley orange fluo qui lui souriait de toutes dents, imprimé sur un t-shirt qui avait connu trop de passages en machine. A côté du Smiley, une main tenait une boîte de haribos, au-dessous, un énorme pantalon informe recouvrait presque entièrement une paire de baskets noires et jaunes, et au-dessus, une barbe hirsute peinait à cacher la jeunesse d’un visage souriant bien qu’un peu crispé.

-Tu… tu veux des Haribos ?, avait déclaré l’inconnu.
-Grave !, avait répondu Emilien avec un sourire. 

La boîte se posa à côté de lui, et le smiley fit volte-face avant qu’Emilien n’eût le temps de dire merci.

A suivre.

Photo © Natalia Pasandin 2011.

 

Articles similaires

Arnaud

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.