CdL 2 : Anne résout la question du rire des mouettes, et répond à côté.

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Où l'on assiste – malgré l'ambiance feutrée des dimanches oscherins – à une fin de repas mouvementée.

« Je pense nous acheter un Porsche Cayenne », Thierry avait lancé après le traditionnel petit silence post-ristretto satisfait de leurs débuts de samedi après-midi au Château d’Ouchy. « C’est pratique, c’est spacieux, c’est joli… » Il tentait de la convaincre en utilisant ce qu’il considérait sans doute comme « ses arguments à elle ». Il allait faire un petit discours gentil sur ce que sa future voiture de prestige allait amener à leur bien-être au quotidien, sur le fait qu’elle y trouverait forcément son compte, et tout ça. Perdue dans les yeux de son chéri, Anne décida de se laisser convaincre sans opposer une quelconque résistance, ce qui allait lui permettre de penser au fait que John Barry était mort dans la semaine, et à quel point elle appréciait les bandes originales des vieux James bond qu’elle regardait avec son Papa quand elle était petite.

Résistant à l’envie soudaine de fredonner le thème de Dr. No, elle glissa de quelques centimètres sur le confortable fauteuil blanc crème, assez pour pouvoir, par la grande baie, jeter un oeil sur le Léman gris-bleu, sans néanmoins passer pour la fille qui n’écoute pas ce qu’on lui dit. Par précaution, elle força ses oreilles à l’entendre un moment, « … plus sûr, surtout pour les enfants… », ça allait, il n’avait pas changé de ton. Un jour, quelqu’un lui avait dit : « Tu n’attends même pas de savoir si tu vas t’ennuyer pour commencer à penser à autre chose ». A vingt-quatre ans, elle devait se rendre à l’évidence : c’était complètement vrai.

Il était vraiment chou, son chéri. Toujours calme, toujours sûr de lui, la grande classe en toutes circonstances, c’était aussi un homme aux goûts sûrs, très classique, mais ouvert sur l’extérieur, sur les nouvelles découvertes. Certes, depuis qu’il avait dégoté cette fameuse promotion chez Amelys, il n’avait plus tellement le temps de sortir, de lire, d’écouter de la musique, mais il faisait des efforts pour se tenir au courant. Il lui disait souvent « c’est toi qui me sors de l’ignorance », avec un petit sourire qui passait, selon son humeur à elle, pour de la tendresse ou pour la légère condescendance des hommes qui savent que vous ne les quitterez pas de sitôt. Aujourd’hui, dans l’ambiance feutrée de beige et de noir du restaurant, elle était prête à opter pour la tendresse. Et à reconnaître qu’elle ne le quitterait pas de sitôt.

Une mouette, au loin, s’était posée sur le ponton de bois qui dépassait derrière les pédalos hors de prix bâchés pour l’hiver, et Anne se demanda simultanément comment les mouettes faisaient pour rester immobiles si longtemps et, surtout, ce qui les motivait à partir à un moment donné – en dehors bien sûr des contrariétés du genre touristes bruyants sur le quai d’Ouchy, ou des occasions festives comme les mêmes touristes avec du pain sec. Petit détour par la conversation en cours, « …une famille ». Toujours le ton calme et raisonnable, logique, avec cependant une intensité qui lui fit se dire « il est chaud, là, je devrais avoir l’air encore plus intéressée »… Ce qu’elle fit de bon coeur, tout en se disant que bon, c’était juste une voiture. Mais il avait l’air d’y tenir. Elle allait le laisser se justifier un peu encore, et revint donc à son Léman, et à sa mouette.

En l’occurrence, le froid de canard avait découragé les touristes, bruyants ou pas, avec ou sans pain, et Anne se demandait ce qui se passait dans son petit cerveau de mouette, ce qui l’avait décidée à se poser là, et ce qui lui ferait se dire « bon, allez, c’est pas tout ça, mais là il faut que j’y aille, j’ai d’autres pontons à vérifier ». Un sourire s’installa en douce sur son visage, et elle espéra qu’il allait être à propos dans la conversation, qu’elle rejoignit soudain, attrapant de justesse une fin de phrase pour le moins énigmatique : « … écume émoussée ».

Son sourire décida qu’il était peut-être temps de se faire discret, il y avait sans doute eu un tournant brusque vers quelque expérimentation littéraire… qu’il avait entendue à la radio un matin ? qui faisait partie d’un nouveau stage de management imaginé par le département RH de sa boîte, qui semblait décidément s’orienter de plus en plus vers un croisement entre le jardin d’enfants et le happening artistique ? Elle le regarda dans les yeux. Chercha une accroche, quelque chose, un indice qui lui permettrait de savoir à peu près de quoi il retournait à ce moment précis. Mais elle ne lut dans ses yeux qu’une expression étrange, mélange de sûreté et de doute, de douceur et d’excitation.

Le silence ne dura qu’une fraction de seconde, mais elle décida de se jeter à l’eau : « Très joli… Très joli… », dit-elle, et son sourire lui lança un « Ouais ! Tu y es arrivée, on l’a échappé belle ! », d’une voix qui cependant aurait tout aussi bien pu être totalement sarcastique… Thierry baissa les yeux le long de son bras droit. Comme hypnotisée, Anne suivit son regard. Le pli impeccable de sa chemise gris souris, épousant un avant-bras puissant. Au bout de l’avant-bras, son poignet, où l’on devinait quelques poils qui se révéleraient noirs d’ici ses trente ans. Au bout du poignet, sa main, rose et tellement douce. Dans sa main, une petite boîte noire ornée de velours noir. Et dans la boîte, une exquise bague d’or rose, avec un diamant parfaitement ciselé, enchâssé dans un petit nid de roses stylisées . Son sourire avait pris la fuite. Trop de pression, sans doute.

Interdite, elle regarda la bague sans trop y croire, comme lorsqu’elle s’arrêtait pour voir les joueurs de bonneteau à un coin de rue, à Genève, s’attendant à deviner le truc ou à ce que la partie s’interrompe précipitamment à l’arrivée de la police. L’espace d’un instant, elle chercha désespérément dans sa mémoire le numéro de la police – le 117 ? le 118 ? le 112 ? Mais ça n’avait pas énormément d’importance, à cet instant précis, lui rappela son sourire, d’une voix certes urgente, mais plutôt éloignée.

Un mouvement, au loin, lui fit lever les yeux. La mouette s’était envolée – sans doute en avait-elle assez vu, et allait derechef raconter toute la scène à ses copines mouettes, tiens, si ça se trouve, c’était pour ça que les mouettes riaient : elles se foutaient de la figure des gens qui venaient prendre un café au Château d’Ouchy. Il y avait de quoi. Thierry était tendu comme une corde à piano, dans son regard dansait le catalogue complet des émotions – à l’exception, peut-être du dégoût, qui n’allait sans doute pas tarder si elle ne disait pas immédiatement quelque chose, n’importe quoi, là, tout de suite…

« A ce moment-là, s’interromprait désormais Anne à chaque fois qu’elle raconterait cette histoire, j’ai eu une vision, une vision de la mouette qui se posait sur le toit du Mövenpick pour aller fumer une clope avec ses copines – forcément, en plus, il y avait un vieux pélican qui fumait la pipe –, en disant « vous allez pas croire ce que je viens de voir au Château »… Et puis il y avait la question, le fait de savoir ce que c’est que l’amour, jusqu’à quand il dure, ce qui fait d’un couple un couple qui dure, sa Porsche Cayenne, mes études, mes parents, son sourire à lui quand je l’avais rencontré, un peu gauche, et le mec sûr de lui qu’il était devenu depuis, et puis c’était quoi le numéro de la police, à la fin ? Alors, j’ai fait ce que toute personne saine d’esprit aurait fait dans ces circonstances : J’ai explosé de rire. »

Elle riait encore quand Thierry s’était levé sans un mot et était parti, avec sa boîte.

A suivre…

Photo © Marilyn Vega 2011.

Arnaud

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