CdL 1 : Emilien ne brille pas ce soir.

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Où l'on découvre un protagoniste dans de moyennement beaux draps (mais en bonne compagnie).

La chambre était exiguë, sombre, et pas exactement idéale. Une commode ornait un coin, munie d’un cendrier propre, et d’un exemplaire typique de la littérature hôtelière. On y apprenait, au détour d’une série de retournements de situation que n’auraient pas reniés Chandler ou Ellroy, que l’hôtel était doté d’un accès internet gratuit, que l’équipe était tout entière dévouée au lecteur, et que dans le cas improbable où il manquerait quoi que ce fût pour faire du séjour une approximation encore plus précise d’un petit coin de paradis, il suffisait de composer le zéro sur le téléphone pour contacter la réception.

Il y avait aussi un fauteuil ayant connu des jours meilleurs, une table dont le dessous n’était que ça et là enchewinggummée, et une petite penderie. Par la fenêtre, on donnait sur une cour intérieure qui n’avait aucun intérêt sinon d’abriter de temps en temps un fêtard cherchant un face à face intime avec ses fluides corporels. Heureusement, l’isolation sonore ne permettait pas de saisir toutes les nuances de l’évacuation, et pour peu que deux amis se livrassent de concert à ces mictions parallèles empreintes de mâle camaraderie, on ne captait à travers la fenêtre close que nonante pour cent de leur conversation.

En l’occurrence, depuis la cour, une oreille traînante aurait sans doute perçu, entre deux hoquets, un concert de râles rauques s’échappant d’une chambre du deuxième étage. Emilien lutinait avec obstination une autochtone rencontrée par hasard, tout en se demandant si le rendez-vous du lendemain avec l’équivalent helvète de son N+1 allait se dérouler dans la même humiliation constante que celle qu’il vivait au quotidien ou presque aux côtés de son vénéré chef, Monsieur Rachard-mais-appelez-moi-Jean-Claude. Sa partenaire, dont il avait vaguement saisi un nom s’approchant de Michela (bien que cela eut pu être Jessica, Miranda, ou Flicka – ah non, ça, c’était le cheval), sentant sans doute l’ampleur de son trouble, s’agita de plus belle sous son vague va-et-vient, encourageant un enthousiasme qu’il était de toute manière incapable de ressentir. Il décida de la regarder un moment.

C’était – ce qui n’avait d’ailleurs cessé de le surprendre depuis qu’elle lui avait adressé la parole – une très jolie fille, dont les yeux d’un troublant vert ambré arrivaient par miracle à accrocher la fade lumière de la lampe de chevet ornée d’un ravissant abat-jour, sans doute rosâtre dans sa prime jeunesse. Elle était fine de taille, dotée d’une poitrine tout à fait respectable – dont il se mit à explorer d’une main gauche les contours, étalant quelques gouttes de leurs sueurs – et était en vérité fort gironde, quoique trop Suisse Allemande pour venir de Bordeaux. Et, manifestement, elle était plutôt prodigue de sa personne, ce qui, en d’autres circonstances, lui aurait sans doute apporté beaucoup de satisfaction. En l’état, il besognait maladroitement, comme on cherche ses clés quand on parle à quelqu’un, et attendait la délivrance du premier de leurs orgasmes, purement fortuit, pour elle, ou purement physiologique, pour lui.

Lorsqu’ils retombèrent enfin, elle lui lâcha une demi-phrase, se rhabilla légèrement malgré le froid hivernal et, ne prêtant à sa contrition qu’une oreille échaudée, disparut dans la nuit. La contemplation du plafond ne l’aida pas franchement à s’endormir, et lui fit penser, par un cheminement d’idées qu’il aurait été incapable de reconstruire, à la dernière conversation qu’il avait eue avec son patron. « Grenier, avait commencé Appelez-Moi-Jean-Claude en tirant sur un pan de sa chemise pour cacher une tache de moutarde sur son pantalon noir, vous ne servez à rien ici, vous ne servez à rien non plus, je suppose, chez vous, alors je vais vous envoyer en mission chez les Suisses, à qui vous démontrerez, avec le professionnalisme qui vous caractérise, que vous ne servez à rien dans le contexte de l’économie globale mondialisée. » Il avait écouté en regardant la moquette pour éviter d’affronter les regards du reste de la réunion trimestrielle. Cela n’avait servi à rien. Personne ne regardait dans sa direction.

Il avait donc fait sa valise et pris un TGV pour Lausanne, s’était enregistré dans l’hôtel réservé pour lui par une secrétaire qui ne lui avait pas accordé un regard en lui tendant son travel dossier, puis était sorti arpenter le quartier. Il avait croisé, dans les rues pentues d’un petit quartier piéton, le ballet disco des éboueurs qu’il avait observé pendant un bon moment, hop je saute du camion, hop je cours sur les pointes, hop je passe à un autre cosmonaute fluo, hop je rattrape le camion et, c’est reparti. Il s’était dit que Lausanne avait l’air d’une ville plutôt sympathique. Et puis il s’était assis dans un café qu’il ne reconnaîtrait plus le lendemain, et avait savamment, avec une minutie digne des horlogers autochtones, commencé à se saouler. Demain, il allait falloir rencontrer un autre Rachard, et découvrir une nouvelle façon de se faire humilier. Il détestait sa vie, il détestait son boulot, son appartement, et ses collègues, et le plus joyeux était qu’il allait vraisemblablement finir ses jours dans le même boulot, dans le même appartement, dans la même vie… Il soupira, se tourna sur le côté, enfouissant son visage dans un oreiller qui sentait la poussière, et attendit que les murs cessassent de tourner pour s’endormir enfin.

La tournure des événements, à force, allait prouver qu’il avait tort sur toute la ligne quant à l’avenir qu’il s’imaginait à ce moment précis. Mais, à sa décharge, il eut à partir de ce jour plus de chance que la plupart.

A suivre…

Arnaud

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