Lausanne est rom

Lausanne est rom

Posté dans : Société 4
Virgil vit à Lausanne depuis plus de trois ans. Il passe le plus clair de son temps sur une place bien connue du centre-ville, assis sur les pierres froides, à tendre la main aux passants, le sourire aux lèvres et un « MERCI » écrit en majuscule sur son écriteau de carton.

© 2014, Patrick MartinVirgil approche de la cinquantaine, mais il n’en est pas sûr. Son anniversaire est en octobre ou en janvier, il ne sait plus vraiment non plus. Ce n’est pas important pour lui, ou peut-être le serait-ce s’il ne menait pas la vie qu’il menait.

Il sent parfois mauvais. Ses cheveux sont gras et ses vêtements vieux et tachés. Et après qu’il m’ait serré la main, ma paume colle toujours un peu, quand je la referme sur elle-même. Ses dents, elles aussi, sont un peu sales, assombries par le tabac bon marché et par le manque d’hygiène.

Mais au milieu de cette silhouette usée, deux phares aveuglent les passants. Ce sont ses yeux. D’un bleu métallique et limpide, ils attirent à eux la sympathie et la générosité. Et si on prend plus le temps de s’y plonger, on peut facilement y lire la force, la bonté, une joie de vivre inattendue et même un peu d’espoir.

Virgil est un Rom. Ses enfants et sa famille sont restés dans un village roumain, à l’écart de Bucarest, où eux aussi survivent comme ils le peuvent. Mis au ban de la société en générale et de la société roumaine en particulier, le peuple rom connaît la dureté de la vie depuis des générations. Beaucoup d’entre eux quittent donc leur maison pour trouver de l’argent dans d’autres pays plus riches, soit en mendiant, soit en travaillant au noir.

Il est donc logique que Lausanne, ville riche et développée, qui n’a pas voté de loi anti-mendicité totale (comme Genève par exemple), attire plusieurs membres de ce peuple nomade. Alors, ils sont partout, à chaque coin de rue du centre-ville, assis sur le sol, contre un mur, à tendre la main pour récolter les pièces que veulent bien leur donner les Lausannois. Certains ont pitié d’eux, d’autres s’en plaignent, certains discutent volontiers avec eux et d’autres encore les regardent de travers. Rien de nouveau donc, mais néanmoins une évidence : les Roms font désormais partie de Lausanne. Ils vivent dans la même ville que nous et ce sont des êtres humains comme nous. Ne seraient-ce donc pas des Lausannois, eux aussi ?

Autant ici qu’ailleurs dans le monde, la problématique rom est complexe et implique des causes bien plus larges que les frontières que l’on connaît. Plusieurs journalistes et spécialistes n’ont de cesse de s’y pencher, sans vraiment pouvoir trouver de solution réaliste et applicable. La seule chose sûre, c’est qu’ils sont là et qu’ils le sont depuis longtemps.

De mon point de vue, et quand je pense à Virgil, je vois bien que les Roms sont hors-époque, hors-temps. Il s’agit d’un peuple qui a décidé de vivre libre et d’en assumer les conséquences, même si aujourd’hui, dans notre société individualiste et surveillée, ils doivent payer le prix fort de cette liberté. Mais comme ils ont déjà traversé un millénaire entier (les Roms ont été pour la première fois vus en Europe au XIème siècle), un génocide (Porajmos sous le Troisième Reich) et plusieurs grandes migrations, il y a de grandes chances pour qu’il réussissent à traverser ce nouveau millénaire aussi.

CU Dimitri le Matin - 05.02.2013 - Vanessa Cardoso

Quoi qu’il en soit, Virgil, lui, est là tous les matins, sur une des places du centre-ville, assis plutôt à gauche du monument, et non à droite, car la Police le lui interdit. Cette zone est trop touristique pour y autoriser la mendicité. Pas de problème, il comprend et les Policiers ne sont pas méchants avec lui. Mais ces temps, il a froid. Il me demande des couvertures ou des cigarettes pour se réchauffer un peu. L’hiver n’est pas encore entièrement là, mais le froid et l’humidité sont déjà mordants. La nuit, il dort depuis quelques semaines, sous tente, solution qu’il préfère aux refuges habituels (La Marmotte, l’Abri PC), car il y est plus tranquille. Il devra néanmoins bientôt rejoindre l’abri de Malley, car les températures n’ont de cesse de baisser.

À la fin de l’été, il est retourné en Roumanie pour faire les vendanges, un travail temporaire qu’il fait presque chaque année. Il en a aussi profité pour rendre visite à sa fille malade, à sa femme et à ses autres enfants, qui lui manquent tous terriblement quand il revient en Suisse. Et puis il y a aussi eu cette histoire de Natel volé dans le bus, au retour de Roumanie. Virgil n’a pas pu recevoir les appels d’un employeur suisse qui voulait lui faire vendre des marrons durant l’hiver à venir, et qui du coup a trouvé quelqu’un d’autre.

Je suis conscient que tout cela peut paraître misérabiliste, mais c’est ce qu’il me raconte et, en toute honnêteté, cela me semble plausible. Car depuis le début de l’année, une certaine confiance s’est établie entre nous et je n’aurais donc aucun intérêt à le voir comme un menteur ou un imposteur. Je ne l’ai d’ailleurs jamais vu monter dans une Mercedes noire, changer d’endroit toutes les heures pour augmenter sa « recette » ou encore écrire des SMS à tout va, comme peuvent le faire plusieurs Roms accusés de faire partie d’un réseau (Virgil aurait même eu des problèmes avec ces fameux réseaux qui voulaient lui prendre sa place). Alors, je me dis simplement qu’il doit trop souffrir et être assez honnête pour ne pas vouloir en demander trop, que derrière son sourire de circonstance et ses yeux souvent pétillants, une terrible histoire doit se cacher. Et je me sens toujours gêné et privilégié devant cet homme qui déploie autant de force et de bienveillance, et qui a dû voir tellement de choses et en vivre tout autant.

Ce que je vois quand je regarde Virgil, ce n’est pas un Rom, mais un homme. Un homme à qui la vie n’a pas épargné grand-chose. Alors souvent quand j’entends des gens critiquer les Roms, je me dis qu’ils ne savent pas vraiment de quoi ils parlent, ou alors qu’ils ne parlent pas des mêmes. Car on a beau s’en plaindre, le fait est et demeure qu’aucun d’entre nous n’aimerait être à leur place.

.

* Virgil est un prénom roumain d’emprunt, utilisé ici pour respecter l’anonymat de la personne concernée.

Dans ce même esprit, la photo de une ne représente pas Virgil, mais un Rom anonyme. (Photos © Patrick Martin et © Vanessa Cardoso)

4 Responses

  1. Avatar
    Caryl
    | Répondre

    Selon toi, que faire pour aider?

    • Florian Poupelin
      Florian Poupelin
      | Répondre

      En n’essayant de ne pas les juger, comme je l’écris dans l’article : les voir comme des humains, avant de les voir comme des roms.
      À partir de là, je pense que le contact qu’on a avec eux peut changer et devenir plus humain.
      Alors oui, ils ont besoin d’une pièce pour dormir, pour manger, etc., mais je crois sincèrement aussi qu’ils ont besoin de contact, comme nous tous, et qu’à notre humble niveau, nous pourrions au moins leur offrir ça.
      Après, on peut toujours s’engager plus, comme par exemple avec l’association Opre Rom.

  2. Avatar
    Vladimir
    | Répondre

    Très bel article

    • Florian Poupelin
      Florian Poupelin
      | Répondre

      Merci !

Répondre à Vladimir Annuler la réponse

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.