Samedi 4 octobre, un peu avant quatorze heures, je m’installe en terrasse, ce bel après-midi d’automne, et me plonge dans les déboires et les victoires d’Elmedina, l’héroïne presque éponyme d’une petite BD sortie le 16 septembre et réalisée par Gabrielle Tschumi aux dessins et Elmedina Shureci qui raconte son enfance au Kosovo jusqu’à sa naturalisation il y a quelques années à peine. Le trait, en noir et blanc, est assuré, un brin caricatural mais toujours pertinent. Le langage est simple, et je me réjouis de rencontrer le binôme de mon amie Gab, de voir comment deux Lausannoises se mettent un jour d’accord pour raconter pareil parcours.
C’est à ce moment qu’une main peu assurée me tire par la manche. Une dame, d’un certain âge, veut me dire quelque chose. Dans ma bulle, un vieux mix de tech house sur les oreilles, je ne l’avais pas vue arriver. J’écarquille les yeux, pose mon casque à côté de mon café qui refroidit.
« Ce que vous lisez, c’est elle. », elle me dit en me montrant une jeune femme pas loin, dans sa voix un mélange de douceur et de fierté. Je dois avoir un air ahuri, elle recommence. « La BD, c’est elle. » Le déclic se fait. Evidemment que c’est elle, ça fait 30 pages que je la vois s’étirer sur les cases de mon petit bouquin. C’est ainsi que j’ai rencontré Elmedina et sa maman – les Vraies – une demi-heure avant notre interview.
Alors Elmedina, ça fait quoi d’être un personnage de BD ?
Elmedina : Euh… Ça me fait bizarre. Encore aujourd’hui quand je revois certains dessins, ça me fait rire. On m’avait déjà fait des portraits auparavant, mais là en bande dessinée, en histoire racontée comme ça, c’est marrant.
Gab, tu as abordé le projet comment ?
Gab : Comme tu sais j’étais pas une dessinatrice à plein temps, et j’ai commencé à faire un stage de psychologue dans le cabinet de Jean-Claude Métraux, un psychologue pour migrants, et j’ai rencontré Elmedina là-bas. Il y avait des tas de situations de vie complètement incroyables que je découvrais, j’avais jamais abordé la question de la migration, ni le parcours de vie des migrants. Ça donnait des trucs incroyables, des chemins de vie rocambolesques. Je les entendais en thérapie, et ça n’est pas racontable, secret professionnel oblige. Et puis j’ai rencontré Elmedina qui travaille à la réception, et qui faisait des traductions pour les thérapies. On a cliqué amicalement de base, j’ai appris qu’elle était du Kosovo, comme pas mal de nos patients, on s’est bu un café un jour, elle m’a parlé de sa vie, de son parcours de migration, et je me suis dit « elle a un parcours complètement incroyable », et puis on a parlé du fait que je faisais du dessin, elle faisait de la photo, et on s’est dit que ce serait génial de faire un truc, mais on n’a jamais le temps, on trouve jamais le truc, et gnagnagna, et un jour je lui ai dit « tu serais d’accord de raconter ta vie dans une BD ? », et puis elle m’a regardée et elle a fait : « …D’accord. ». Et puis voilà, c’est né comme ça. Ça, c’était il y a deux ans et demi, donc ça a mis un moment à naître, enfin à arriver au bout, disons.
Le livre parle de frontières, du courage de ceux qui pour les franchir prennent un jour la route, par amour de leurs enfants et dans l’espoir d’une vie meilleure, de meilleurs soins parfois, de la peur d’être saisie entre deux camps, de devoir choisir qui sont les siens. D’identité aussi, de comment on se construit malgré les départs et les murs.
Elmedina : C’est clairement une autobiographie. Toute l’histoire est basée sur des faits qui ont existé. Bien évidemment j’ai utilisé des noms fictifs, pour protéger 2, 3 identités ici et là. Je me suis basée sur un langage, un vocabulaire qui puissent être appliqués plus ou moins aux gens qui parlent pas forcément très bien français donc un langage de base. Je me suis vraiment concentrée sur ma façon d’exprimer les choses, il y a une ou deux vulgarités (mais petites, hein ?). J’ai fait en sorte que le récit me ressemble au maximum. Je pense que sans ce parcours, le projet n’aurait pas pu naître. C’était selon moi quelque chose d’enrichissant, mes origines d’abord, et ensuite le fait d’avoir immigré à différentes reprises, le Tessin où j’avais dans un premier temps appris l’italien, ensuite l’Allemagne où j’ai appris l’allemand, j’arrive une deuxième fois en Suisse où là je tombe dans un canton romand où j’apprends le français, donc j’ai pris tout ça comme des choses positives et enrichissantes.
Gab : On a pratiquement mis 2 ans à la découper, cette BD. La finalisation, le dessin – bon c’est une première BD, indulgence s’il vous plaît – la dessiner c’est pas ce qui a été le plus long. Le plus long c’était déjà d’une part créer le personnage d’Elmedina parce que je me suis assez rapidement rendu compte que la dessiner telle qu’elle était vraiment, j’arrivais pas. En fait j’arrivais pas à la rendre comme je la voyais. [Elle se tourne vers Elmedina] Je sais pas, peut-être que je te voyais trop mais on arrivait jamais. Donc il fallait créer un personnage. D’autre part Elmedina a écrit beaucoup plus que ce qu’il y a dans la BD, mais concrètement elle a écrit son histoire de vie, elle l’a scénarisée de A à Z, elle a même créé les dialogues, le tout complètement basé sur ses souvenirs, sa mère nous a beaucoup aidées aussi en aidant à réparer la trame où il y avait des trous. C’est elle qui avait les dates, les souvenirs plus anciens. Elle a donné une quantité impressionnante de photos pour que je puisse mettre des images sur ce que j’entendais. Et puis concrètement, après, on a découpé en chapitres, d’abord 12, puis 10 et puis on a commencé par enlever tout ce qui n’allait pas, ce qu’Elmedina n’avait pas envie de laisser dans la BD. Et c’est ça qui a été le plus difficile. Tout a démarré sur la naturalisation. Quand j’ai rencontré Elmedina, elle était à deux mois de l’obtenir. Et on s’est dit que ça pourrait être le point de départ du récit. Et c’est suite à ça qu’on est parties sur les différents épisodes de sa vie, et puis arrivées en mai 2014, on s’est rendu compte qu’il y avait beaucoup trop, et que si on voulait réussir à en faire une BD, on devait avoir une cible et tirer une flèche dedans, et ce sera la migration uniquement. Evidemment ce n’est pas toute l’histoire, mais ça a été la trame qui a permis de construire tout le récit.
A chaque changement de chapitre, on peut découvrir le travail photographique de la jeune femme, son œil assuré aussi bien ici que là-bas.
Elmedina : Je suis photographe amateure depuis 5 ans, donc toutes les photos sont à moi, je les ai prises quand je suis partie au Kosovo pour la première fois, j’ai vraiment mitraillé, je suis passée dans les anciens quartiers où j’ai vécu, dans les anciens collèges, je me suis mise aussi dans les endroits où il y avait seulement des ruines, c’était important pour moi de voir les changements.
Gab : Il y avait aussi des photos de Lausanne que tu as prises avant. C’est aussi un truc qui m’a beaucoup frappée, c’est pour ça aussi qu’on s’est dit qu’on allait la faire, cette BD sur ta vie. En fait au départ on avait parlé de faire un truc, toi tes photos, moi mes dessins, et puis on s’est dit quoi de mieux qu’utiliser ta vie comme base parce que c’est une histoire que je trouvais assez incroyable. En plus on avait cette idée de faire quelque chose qui puisse servir la cause de ce dans quoi on travaillait toute la journée, à savoir la migration et la situation des requérants d’asile parce que quand je t’ai rencontrée tu étais requérante. Mais ce que je trouvais rigolo par rapport aux photos, c’est qu’Elmedina faisait des photos de la ville de Lausanne qui étaient plus belles probablement que celles qu’un Lausannois aurait faites. J’étais hyper sciée par l’œil qu’elle avait posé sur la ville, que c’était vraiment sa ville, maintenant. Et c’est pour ça aussi qu’on a appelé la BD El-Medina avec un tiret, parce que ça veut dire « la ville », et je trouve qu’elle s’est appropriée la ville complètement, c’est vraiment ça qui m’avait frappée.
Elmedina : Ca me fait plaisir d’entendre ça parce que je manque encore de confiance en moi, comme je n’ai pas de professionnalisme dans la photo, c’est vraiment une passion autodidacte, j’ai appris à faire ça en pratiquant, et puis j’étais quand même requérante d’asile pendant 15 ans, j’étais bloquée ici, j’avais pas le droit de quitter la Suisse, pour moi c’était un peu une façon de ne pas trop me lasser de Lausanne, faire des photos de la ville, les modifier, apporter une touche de couleur.
Il y a une certaine ironie dans le fait qu’un lieu qui ne veut pas forcément de toi te bloque à l’intérieur de ses frontières. Tu as vécu ça comment ?
Elmedina : Ca m’a frustrée quand j’étais à l’école notamment, ne pas pouvoir partir en voyage d’études par exemple, alors qu’îl y avait des demandes de la part des directeurs, à chaque fois les gens se mobilisaient. Un refus, deux refus, trois refus, j’étais une adolescente, j’étais un peu rebelle, donc beaucoup de frustration, mais j’ai fini par tomber amoureuse de Lausanne, en fin de compte, je sais pas si c’est le fait que j’avais pas le choix, en tout cas c’est une ville que j’adore et maintenant que je suis naturalisée c’est bon, je profite. Je ne suis pas restée dans l’époque, dans cette frustration.
Gab : Cette frustration que tu ressentais quand tu étais ado, moi j’ai l’impression que tous les requérants d’asile que j’ai rencontrés la vivent, et comme tu dis, c’est un double bind, on les accueille pas, mais on les laisse pas non plus repartir. C’est une des choses qu’on raconte dans la BD, ta maman, quand elle a perdu son frère au Kosovo, elle a pas pu aller aux obsèques, parce qu’elle était requérante d’asile. Ca bloque les processus de deuil, en fait, et ça peut donner des situations terribles.
Quand on vous lit, on pense à Persépolis, quelles sont vos autres influences ?
Gab : C’est marrant que tu mentionnes Persépolis parce que quiconque est venu chez moi a vu qu’au-dessus de ma table à dessiner – qui s’est avéré la table de la cuisine vu que mon fils a colonisé mon bureau cette dernière année – j’ai des planches de Persépolis un peu partout, je prétends absolument pas arriver à ce niveau-là, au niveau dessin j’ai encore beaucoup de progrès à faire mais c’est ce qu’on s’est dit, c’est une première BD, il faut accepter de débuter et tout ce qui va avec. Mais pour revenir à ta question, évidemment Marjane Satrapi est une immense influence. Elmedina a lu toutes ses BD sur le tard, elle s’est vachement intéressée parce que la BD c’était pas du tout son truc [Elmedina acquiesce], et elle a tout lu, elle a été ouverte à tout donc vraiment elle a eu une sacrée ouverture d’esprit par rapport à ça. Elle m’a complètement fait confiance. A part ça ma plus vieille influence c’était effectivement Gotlib, évidemment, et sinon des tas de jeunes, Boulet, Pénélope Bagieu, tous ces gens dont j’aurais rêvé faire partie de leur monde, hélas en tant que petite Suisse c’est difficile. Et puis d’autres, francophones ou anglo-saxons, comme Craig Thompson. Je m’arrête là.
Elmedina : Je n’ai pas vraiment eu d’influences, mais j’avais deux trois fois fait lire deux trois choses à Jean-Claude, notre boss, histoire de me rassurer, si c’était juste, s’il comprenait ce que je voulais dire parce que ça n’a pas toujours été évident, il y a eu des moments que je ne savais pas trop comment expliquer. Il y a des moments que je n’ai jamais racontés à personne donc j’avais besoin que quelqu’un fasse une petite relecture derrière pour me dire « c’est bon, continue comme ça, c’est plus ou moins juste, etc. »
Gab : Ce qui m’a frappée justement, quelque chose qu’on a souvent dit à Elmedina dans son parcours, c’est qu’elle a un talent pour la photo mais elle a aussi un talent pour l’écriture et moi, quand elle a commencé à écrire son récit, je me suis vraiment dit « ouf, en fait elle écrit trop bien, donc ça va pas être compliqué de scénariser », en fait j’ai rien eu besoin de scénariser, elle avait elle-même prédécoupé en histoire, elle avait visualisé, elle m’avait mis des descriptions, donc en fait je me suis complètement débrouillée, la trame de la BD c’est 100% son texte.
Elmedina : Même sans influence.

Le récit se termine là où il avait commencé, à la fin du périple géographique et administratif. Alors que tout semble fixé, quelle sera la suite ?
Elmedina : C’est la question qui me bloque à chaque fois parce que c’est vrai que pour l’instant on savoure cette histoire, ça fait pas mal de bruit donc on est contentes, on a 2, 3 propositions mais plutôt pour des expositions, des collaborations avec des associations, des centres de quartier etc. donc il y a des choses en vue, pis après concrètement, des gens nous ont demandé le tome 2, à voir quoi, pour l’instant on sait pas trop, mais pourquoi pas ?
Gab : Concrètement en fait, mon travail de psychologue me prend trop de temps, tout mon temps, mais je ne désespère pas de faire enfin au dessin la place qu’il mérite dans ma vie. Pour le moment, comme a dit Elmedina, on savoure, on est déjà tellement contentes de l’avoir finie qu’on est un peu comme la maman après l’accouchement qui admire son bébé, mais je pense pas qu’on va s’arrêter là, ni elle, ni moi.
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