La chronique onirique de Page – Episode 46

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Bienvenue dans ce petit coin de Toile. Mon nom est Page. Parce que parfois vous écrivez sur la page et, aujourd'hui, la Page écrit sur vous. Ceci est son domaine.

Cette semaine, nos sérendipités seront un petit exercice d’anticipation. Nous voyagerons donc dans un futur pas si lointain, dans lequel, malgré quelques obstacles en chemin, la Paix et l’Harmonie finiront par triompher. Alors, asseyez-vous confortablement, respirez profondément, et allez voter au lieu de lire des bêtises sur Internet.

Il reste un peu de crime, je vous le mets ?

Les Honnêtes Gens avaient gagné. Il ne restait plus un seul Etranger Criminel. Le programme de relocalisation des criminels, joliment appelé, non sans une certaine ironie, « EC téléphone maison », avait fonctionné mieux que prévu, et toute la criminalité étrangère avait débarrassé le plancher. Les Etrangers Non Criminels, ainsi que les Autochtones, criminels ou pas, vivaient désormais en bonne intelligence avec la Nature et les Montagnes. De partout résonnait la musique des sphères. La paix était revenue. Ma Grand-Mère osa sortir de chez elle pour la première fois depuis les années ’80. Elle fut fauchée par une rafale de Kalachnikov sur son palier.

Car, malheureusement, le Crime ne dort jamais – puisqu’il ne paie pas, et a fortiori pas le gîte non plus. Vint le tour des mathématiciens. Ces viles créatures de cauchemar, avec leur incompréhensible sabir et leur culture à laquelle personne ne comprenait goutte, en vinrent vite, très vite aux faits. Armés, retranchés dans leurs maisons, ils terrorisaient leur voisinage, forçant moult écoles maternelles à clore leurs portes, attaquant la police, coûtant une fortune en tracts et opérations commandos aux Honnêtes Gens qui pourtant ne désiraient qu’une vie d’harmonie et de studieuse quiétude. On décida d’édicter une Loi pour que les mathématiciens purgent leur peine comme les gens normaux, puis soient expulsés du Territoire National.

Il me restait une Grand-Mère, qui tenta une percée par un beau matin d’automne. Avant qu’un malandrin ne la pousse sur les rails du métro pour lui dérober le sac à main dans lequel elle transportait un Walther P38 9mm, lequel devait servir à braquer l’épicerie la plus proche, n’ayant plus peur ni de la concurrence, ni de la police qui s’était elle aussi convertie à une vie d’harmonie et de studieuse quiétude. Heureusement, son meurtrier était un Bon Criminel et, une fois sa peine purgée, il réintégra les rangs des Honnêtes Gens en devenant chef de gare, vocation certes tardive, mais non dénuée d’intérêts pécuniaires. Mais les Grands-Mères, qui avaient eu le bon goût de s’armer pour se protéger des précédents Mauvais Criminels, ne comptaient pas en rester là.

Les Grands-Mères, avec leur horrible et entêtante musique, qui parlaient fort, si fort dans la rue (la surdité aidant), et qui hantaient les cafés à des heures indues (l’insomnie aidant), disposant d’une puissance de feu tout à fait respectable, terrifiées qu’elles étaient, s’étaient organisées en bandes qui terrorisaient dans leur ville les chômeurs et les Honnêtes Gens. C’était compter sans le Peuple, et surtout sans ses Lois. Le Peuple s’arracha à la contemplation et se rendit aux urnes. Suite à l’Initiative Populaire sur l’Expulsion des Criminels Séniles, cette invasion-ci fut, elle aussi, endiguée. Une fois leur peine purgée, les Grands-Mères iraient rejoindre les Mathématiciens dans l’espace leur étant réservé.

Malheureusement, comme ces choses-là se font, il restait encore un peu de Crime. Mais cette fois, aucun signe distinctif clair ne semblait suffire à expliquer cette nouvelle vague de criminalité. Alors, les chômeurs et les Honnêtes Gens rasaient les murs, se barricadaient derrière leurs volets, et priaient pour que quelqu’un, quelque part, découvre la clé de l’énigme. Où allait-on, si l’on ne pouvait plus distinguer les Bons Criminels des Mauvais Criminels ? On ne pouvait décemment pas édicter une loi contre le Crime en général, et punir de la même façon Bons et Mauvais ; c’eut été stupide – ainsi que profondément injuste.

C’est une petite statistique toute bête, au détour de l’un de ces rapports sérieux que personne ne lisait vraiment jamais, qui débloqua la situation. Quelqu’un pourtant s’y était risqué, et s’était un jour exclamé : « A-HA ! Ceci explique cela, alea jacta est, forcément, personne n’y avait vraiment pensé jusque là, mais désormais j’en suis sûr : Tout est dans tout, etc., etc. ». La politique, comme souvent en temps de crise, avait redonné l’Espoir aux Honnêtes Gens – mais pas aux chômeurs, qui n’en avaient pas besoin.

En effet, une fois de plus, il y avait les Uns, et il y avait les Autres. Les Uns pouvaient rouler leur langue pour en faire un petit tube. Les Autres ne pouvaient pas. Et il s’était avéré – par l’un de ces si jolis hasards que les statisticiens, malgré toute leur science, n’arrivent toujours pas à distinguer du réel – que si certains des Uns commettaient certes crimes et délits en tous genres, certains des Autres en commettaient plus encore. Le Processus Démocratique se mit en marche, et c’est en grande pompe que l’Initiative sur les Gens-Qui-Ne-Peuvent-Même-Pas-Rouler-La-Langue-En-Petit-Tube Criminels fut proposée au Bon Peuple, qui l’accepta avec bienveillance. Une fois leur peine purgée, les Autres iraient rejoindre, quelque part, les mathématiciens et les Grands-Mères. Et enfin, enfin, ne resteraient plus dans le Pays que les Honnêtes Gens, les chômeurs, et les Bons Criminels. Et tout irait pour le mieux, dans le meilleur des mondes…

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