La chronique onirique de Page – Episode 44

Posté dans : Feuilleton 2
Bienvenue dans ce petit coin de Toile. Mon nom est Page. Parce que parfois vous écrivez sur la page et, aujourd'hui, la Page écrit sur vous. Ceci est son domaine.

L’automne perdure. Notre foyer nous appelle chaque fois plus fort, chaque jour plus tôt et, pour occuper nos soirées, il fait trop froid pour s’asseoir en terrasse et regarder les passants. Heureusement, notre couette et notre oreiller redoublent d’efforts pour nous paraître plus accueillants. Il serait dommage que ce soit en vain, n’est-ce pas ? Alors cette semaine encore, continuons notre étrange petit conte à se raconter au coin du feu. Asseyez-vous confortablement, respirez profondément, et laissez la Page vous raconter dans le creux de l’oreille.

Le cimetière des machines – Deuxième partie.

Les mains moites, le coeur battant chamade, l’air perdu, il hésita. Longtemps. Un ou deux passants le dévisagèrent, petit homme immobile. Il ne les remarqua même pas. Un vent froid plaquait à son dos sa chemise détrempée. Pour la première fois de sa vie, il réalisait ce qu’était le désir. Il prit peur. Il se dit que l’Objet ne serait plus là. Il se dit que l’Objet n’était que le fruit de son imagination. Il se dit que l’Objet n’était qu’un objet, un vieil appareil cassé, après tout il en avait vu des milliers… Puis, il fit un pas sur le terrain vague. Une sensation de vertige l’envahit. Le chemin qu’il s’était dégagé la veille lui semblait escarpé, accidenté, comme si, au lieu de faire le vide, il l’avait au contraire encombré un peu plus. Il fit un deuxième pas. S’arrêta encore. Frissonna. Il allait faire demi-tour. Ce n’était plus de son âge, les mystères, les aventures, les explorations. Un troisième pas, encore. La pile dans laquelle se trouvait son Objet – mais ce n’était pas son Objet, d’ailleurs, et si quelqu’un venait le lui réclamer ? – était devenue une montagne au loin, un de ces sommets infranchissables dont seuls quelques spécialistes revenaient en racontant leur éprouvante ascension en des termes horribles. Il soupira. Ce n’était pas pour lui, c’était décidé. Un goût amer lui avait envahi la bouche. Il avait faim, en plus. Il n’aurait pas le temps de réparer un objet inconnu, de toute façon. Il n’était pas assez doué, en plus. Cet Objet, c’était probablement une vieillerie, une antiquité, un reliquat d’une époque révolue, et les pièces viendraient forcément à lui manquer. Il n’aurait jamais les moyens de les remplacer.

Il se rappela un épisode de sa jeunesse, quand il était tout juste apprenti. Son professeur avait, dans son garage, un vieux rouet automatique datant du lointain 18ème siècle. « L’une des premières », lui avait-il confié, tout fier. « On appelait ça une Spinning Jenny, le nom de la femme de l’inventeur, selon la légende. En fait, il est plus probable que le nom soit un diminutif d’engine, qui comme chacun sait veut dire moteur. Les gens les détruisaient parce qu’ils pensaient qu’elle allait leur faire perdre leur travail. J’essaie de la réparer, de temps en temps, pour m’occuper, mais on ne fait plus de pièces comme celles-ci ». Il ignorait si son professeur avait fini par réussir à faire tourner sa machine. Il décida que non, probablement pas. Cela prouvait bien qu’il allait échouer, et que l’Objet finirait ses jours dans un coin de son petit appartement, prenant de la place et de la poussière. Il soupira. Tout cela n’avait été qu’un rêve un peu idiot. Il avait voulu découvrir quelque chose de nouveau, quelque chose de mystérieux, oui, mais il suffisait de réfléchir cinq minutes pour bien imaginer qu’il serait forcément déçu.

Alors, pour bien se prouver qu’il n’y avait rien sur cette planète de mystérieux et de nouveau, il s’approcha résolument de la pile, gravissant les rares obstacles qu’il avait omis de dégager, lançant des regards de défi aux entassements précaires qu’il avait échafaudés la veille, prêt à se lancer à lui-même un « aHA ! » triomphal. Parvenu au centre du terrain vague, au pied de cette pile qu’il allait laisser tomber en déliquescence d’ici quelques minutes, il la parcourut du regard, énumérant tous ses composants à voix basse. Un vieux frigidaire, un demi sèche linge, le squelette d’une machine à coudre, un tube cathodique grillé, la partie mobile d’un mixer – sans doute avait-on gardé le bol –, un coucou en piteux état, ha !, des roues en cuivre, il n’y avait vraiment pas de quoi fouetter un chat. Et puis… Et puis il eut un sursaut. L’Objet était toujours là, majuscule comprise. Il interrompit sa suffisante litanie dans un balbutiement étranglé. La lumière du soir n’éclairait pas plus sa lanterne que le scintillement des étoiles, la veille. Engoncé dans un salmigondis de câbles électriques, coincé sous la tôle et le plastique, l’Objet lui posait toujours, inlassablement, la même question : Que suis-je ?

Manifestement, il avait été construit. Il pouvait distinguer, sortant d’un orifice circulaire et régulier, un assemblage minutieux de roues dentées, de courroies, et d’articulations. Un bout de tissu gris dépassait ça et là, vestige d’une vieille couverture oubliée sans doute après le transport. L’extérieur était d’un beige très clair, peut-être teinté de rose, lisse mais tacheté de zones plus foncées. Etrangement, il semblait ne posséder aucune surface plane, comme s’il n’avait pas besoin d’être posé quelque part pour fonctionner. A un bout, une articulation épaisse faisait un coude obtus avant de se prolonger d’une partie plus petite qu’il ne parvint pas à distinguer. Quelque chose au fond de l’homme s’éveilla. Un vague souvenir. Il avait déjà vu cela quelque part mais, comme un mot au bout de la langue, le sens exact lui échappait chaque fois qu’il tentait de le retrouver.

Précautionneusement – il s’agissait de le dégager sans se retrouver enterré lui aussi – il le tira vers lui. La surface était douce au toucher, et le froid qui glaçait pourtant ses mains paraissait glisser dessus sans parvenir à la pénétrer. Il tira un peu plus fort. L’équilibre tout relatif de la pile semblait tenir bon. Doucement, très doucement, son Objet grinça contre le métal. Des notes désaccordées de câbles distendus résonnèrent mollement à mesure que ceux-ci libéraient leur emprise. Il distinguait désormais distinctement les courbes de l’Objet, et le souvenir étrange qui l’habitait semblait se préciser désormais. Ce qu’il avait pris pour une vieille couverture avait suivi l’Objet, épousant sa forme par endroits, flottant au vent par d’autres. Il tira encore, provoquant un grincement sinistre de la pile, une vibration sourde. Il décida de le laisser ainsi, pour s’assurer qu’il ne déclencherait pas un écroulement général, quand la partie plus petite se libéra d’un coup, faisant grincer son articulation, entraînant le reste qui, désormais libre, attira l’homme dans sa chute. Avant de se retourner et de planter deux yeux d’ambre dans ceux de son libérateur, tellement interloqué qu’il tomba en arrière. Et tous deux s’emmêlèrent dans une étrange étreinte.

Son Objet était un automate auquel son créateur, pour une raison connue de lui seul, avait voulu donner forme humaine. D’après un pli de la robe grise qui l’enveloppait, il était dépourvu de jambes, mais était une exquise réplique de chrome et d’airain, de cuivre et d’acier, d’un véritable être humain. Sa peau était d’une matière étrange, et laissait apercevoir ici et là des rouages d’une finesse et d’une précision extrêmes. Par endroits, elle cédait parfois la place à de grandes plaques d’un cuivre ouvragé avec goût, tissé d’arabesques si minutieuses qu’elles semblaient danser chaque fois qu’un rayon de lumière venait les frapper. Ses mains étaient fines, laissant apparaître à chaque doigt des articulations qui chuintèrent à peine quand il tenta de les plier.

Quant à son visage… Il le trouva à la fois remarquablement complexe et extraordinairement simple. Il n’était certainement pas blanc comme l’albâtre, ni fin comme la porcelaine, ni rien de tout ce qu’on lui avait toujours appris à vérifier pour mesurer la beauté, mais il dégageait une humanité d’autant plus troublante qu’il était parfaitement immobile. Ses yeux, en particulier, semblaient vouloir happer le monde qui défilait devant eux pour le garder au fond de leur être. Et plus que tout au monde, il eut envie de les voir sourire, ces yeux. Ce soir-là, dans un crépuscule d’automne qui les faisait rougeoyer doucement tous les deux, main dans la main, l’homme tomba amoureux de sa Machine.

A suivre.

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2 Responses

  1. Avatar
    Mum48
    | Répondre

    Are you leaving us wanting more? hope so !

  2. Avatar
    jmemeledetout
    | Répondre

    Ah là là, quel suspens, mais dommage, je l’aurais laissé perdurer encore quelques chapitres.

    J’ai adoré la description, mais pas la chute qui tombe pour moi un peu plouf à plat au mauvais endroit.

    J’aurais préféré les voir s’apprivoiser, se séduire, s’éloigner, dialoguer avant de savoir quel était cet objet pour alimenter la tension.

    Mais bon, je ne suis pas une parole d’évangile non plus. Et d’autres auront sans doute un autre avis.

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