La chronique onirique de Page – Episode 43

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Bienvenue dans ce petit coin de Toile. Mon nom est Page. Parce que parfois vous écrivez sur la page et, aujourd'hui, la Page écrit sur vous. Ceci est son domaine.

Comme les jours raccourcissent, comme le soir s’invite chaque fois un peu plus tôt, comme le temps est venu de se pelotonner chez soi avec une couverture et son plus confortable oreiller, cette semaine et les suivantes, nos sérendipités prendront la forme d’un petit conte à se raconter au coin du feu. Un conte de l’étrange, une histoire de mystère, de désir et, qui sait, d’amour fou. Alors asseyez-vous confortablement, respirez profondément, et laissez la Page vous raconter dans le creux de l’oreille.

Le cimetière des machines – Première partie.

Il était une fois un homme qui vivait seul, à l’orée d’une ville de taille respectable dans laquelle il n’avait jamais rencontré personne. Il n’était ni laid, ni beau. Il n’était ni grand, ni petit. Il n’était ni riche, ni pauvre. Il travaillait seul, préparait lui-même son repas de midi, ne sortait que pour faire quelques courses. Il arrivait seul le matin de bonne heure, et repartait seul, tard le soir. Il avait un petit atelier dans lequel il réparait des montres, des grille-pain, et tout autre objet mécanique que des clients pressés lui amenaient en lui disant guère plus que « bonjour ». Lorsqu’il en avait terminé avec telle ou telle réparation, il envoyait un message fort laconique (quoique très poli) à la personne concernée, qui revenait la plupart du temps le soir même, ne disait guère plus que « bonjour », et repartait avec sa montre, son grille-pain, ou tout autre objet mécanique. Puis l’homme retournait à son arrière-boutique, seul, et s’attaquait à la prochaine panne.

Un jour, alors qu’il rentrait par un chemin qu’il avait pourtant déjà de nombreuses fois parcouru, l’homme remarqua, sur sa droite, un terrain vague, qui manifestement avait servi de dépotoir à un voisinage peu soucieux d’ordre et de netteté. Comme le temps était clément, et que personne ne l’attendait, il décida d’aller voir ce qui traînait là. Qui sait, il pourrait peut-être trouver quelque pièce en bon état, quelque rouage presque neuf, dont il pourrait se servir lors d’une prochaine réparation. Il franchit tant bien que mal une barrière grillagée ayant connu des jours meilleurs, et s’approcha d’un monceau hétéroclite de rebuts de machines ayant depuis longtemps passé de mode. Curieusement, les objets entassés devant lui ne constituaient pas les rebuts habituels d’une vie urbaine normale. Point ici de pelures de pomme ou de noyaux de pêche, de vieux pots de yaourt, d’os de poulet ou de reliefs d’une quelconque fête. Point non plus de myriades d’emballages multicolores, de cartons moisis, de vieux mégots.

Mais du métal, du métal partout. Des vieilles antennes de télévision. Des machines à laver le linge ou la vaisselle. De vieux sèche-cheveux, des montres figées par centaines, des écrans du plus gros au plus plat, des claviers, des ordinateurs, des amplificateurs, des enceintes. C’était un véritable cimetière des machines, un ossuaire technologique, une nécropole de l’ingénierie. Et, au plus profond de la plus haute pile, un objet qu’il ne reconnut pas. Son oeil pourtant expert avait beau scruter, son regard contourner les autres reliquats, son imagination tourner en tout sens, il n’arrivait pas à comprendre ce qui se trouvait sous ses yeux.

L’homme se débarrassa de sa veste, la posa sur un vieux frigidaire, et se mit à se frayer un chemin à travers le verre, le plastique, et le métal qui le séparaient de cet objet. L’histoire ne dit pas pourquoi cet objet l’attirait ainsi. Peut-être était-il simplement curieux, ou peut-être la Providence avait-elle décidé de lui donner un petit coup de coude pour le pousser dans cette direction. Toujours est-il qu’après plusieurs heures de rangement consciencieux, il s’était frayé un chemin vers la plus haute pile. Bien que beaucoup plus près, la vue moins gênée par les innombrables squelettes, il n’arrivait toujours pas à distinguer avec clarté ce que pouvait bien être cette machine-là. Il faut dire que la nuit était tombée depuis longtemps déjà. L’homme hésita un moment. Sa nuit allait être écourtée par son aventure nocturne, et il serait moins efficace le lendemain. Ses clients, certes peu amènes, comptaient sur lui. Il n’avait pas grand’ chose, mais il avait sa fierté d’artisan. Tout de même, cette machine-là, pour une raison qui lui échappait, il la lui fallait, il la désirait plus qu’il n’avait jamais désiré. Fort emprunté, à regret, il décida de rentrer chez lui, se promettant toutefois de fermer un peu plus tôt sa boutique le lendemain pour finir de dégager son Objet (et il était sûr que ce serait son Objet) de l’amalgame.

Il se coucha sans même se dévêtir, et rêva d’étranges rouages, de pistons mouvants qui chuintaient dans des cylindres de cuivre, de bobines et de courroies qui s’enroulaient et se déroulaient sans cesse, de roulements à bille, de chair mécanique. Quand son réveil sonna, le lendemain matin, il eut l’impression que la nuit s’était passée sans lui. Il se leva néanmoins de son lit à une place, mit un peu d’ordre à ses vêtements et à sa coiffure, toucha à peine à l’unique tartine de beurre qu’il mangeait cérémonieusement chaque matin, et se rendit dans son atelier. Pour ne pas être tenté, il emprunta un chemin un peu plus long qui évitait le terrain vague.

Toute la journée, il bricola fébrilement, s’attaquant principalement aux montres dans l’espoir qu’elles lui rendraient un peu de ses attentions en accélérant le temps, petit à petit. Chaque seconde semblait s’arracher péniblement à l’horloge grise qu’habituellement il ne regardait jamais. Il ne s’accorda pas de pause de midi, de toute façon il avait, dans sa précipitation, oublié de se préparer à manger. L’après-midi passa, si c’était possible, encore plus lentement. Affaibli par une faim qu’il s’efforçait pourtant d’ignorer, il oscillait perpétuellement entre une complète euphorie et un total abattement. Et puis, comme ces choses-là se passent, la journée en fit autant. Comme un fou, l’homme ferma sa boutique à la va vite, et se précipita dehors. Son pas rapide lui fit avaler d’un trait la distance qui le séparait de l’étrange cimetière. Quand il y parvint, rien ne semblait avoir bougé. 

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2 Responses

  1. Avatar
    Mum48
    | Répondre

    et ? je suis un peu frustrée !  j’attendais… quelque chose.

  2. Avatar
    jmemeledetout
    | Répondre

    Quelle jolie plume, sobre, efficace, tout en étant suffisamment surréaliste et onirique pour que le lecteur se laisse bercer doucement dans une atmosphère poétique en laissant le temps aux images de se manifester.

    Même si j’aime parfois les plumes caustiques et rebondissantes de 50 idées à la minute, j’apprécie aussi le confort et la douceur d’une plume narrative douée de telles qualités et capable d’entraîner le lecteur dans la rêverie et dans l’attente sans précipitation d’une suite espérée.

    Le personnage est attachant, au premier chapitre déjà, avec cette sensation qu’il fait partie de l’entourage proche.

    Je fais suivre le blog, j’ai de nombreux amis auteurs qui vont être ravis de lire cela.

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