La chronique onirique de Page – Episode 41

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Bienvenue dans ce petit coin de Toile. Mon nom est Page. Parce que parfois vous écrivez sur la page et, aujourd'hui, la Page écrit sur vous. Ceci est son domaine.

Cette semaine, nos sérendipités nous amèneront au plus près de l’injustice du monde, à travers un petit texte doux-amer fort adapté au climat automnal. Alors asseyez-vous confortablement, servez-vous une boisson chaude, enroulez-vous dans une couverture, respirez profondément malgré le gros rhume que vous trainerez jusqu’au mois de mars, et laissez la Page vous emmener dans ses petits coins.

Injustes amitiés.

Les amitiés sont, d’après Page, la plus flagrante des preuves que le monde est injuste. Si le monde était juste, nos défauts, nos errances, les erreurs que nous commettons, notre mesquinerie latente, nos égarements, nos lâchetés, tout ce que nous faisons de plus médiocre ne serait jamais pardonné.

Regardez-vous : Vous n’êtes pas terrible, avouez-le. Le soir, quand vous allez vous coucher, il est fort rare que vous vous disiez « Hum, aujourd’hui j’ai fait avancer le monde vers le mieux et demain… Demain ce sera mieux encore ! ». La plupart du temps, vous vous êtes levé.e, vous êtes allé.e bosser, vous avez tiré la langue sur un boulot que vous n’appréciez pas ou alors vous avez fait ce que vous aimiez. Vous n’avez dans les deux cas aucun mérite, hormis celui d’avoir souri à votre concierge et d’avoir prêté votre agrafeuse à votre collègue, mais avouez que c’est peu.

Je ne dis pas que c’est complètement nul, ne vous méprenez pas. Mais vous conviendrez qu’à l’échelle de l’Humanité avec un grand H, ce n’est pas ce qu’on peut appeler un exploit. Heureusement, le monde n’est pas fait d’exploits, et c’est pour cela que, finalement, vous pouvez aller vous coucher le soir avec le sourire et la certitude que demain sera à peu près semblable, et que l’un dans l’autre, ce n’est pas une si mauvaise chose.

Certes. Mais de temps en temps, il vous arrive d’avoir besoin de quelqu’un, possédant environ le même nombre de bras et de jambes que vous, un cerveau au design à peu près similaire, et qui parle une langue suffisamment proche de la vôtre pour qu’il ou elle soit en mesure de vaguement comprendre les vacuités qu’il vous semble à ce moment précis capital de partager avec un.e autre représentant.e de votre espèce.

C’est là que les ami.e.s entrent en jeu. Ils ne vous jugent pas, bien que vous le méritiez, après tout aujourd’hui vous étiez de mauvais poil, vous avez soigneusement évité des yeux votre concierge, vous avez pris un petit air contrit lorsque votre collègue vous a gentiment demandé votre agrafeuse, non, ne niez pas, je vous ai vu.e. Ils ne vous jugent pas malgré votre ignorance crasse, vos préjugés imbéciles, le fait que vous preniez votre voiture pour faire huit cents mètres, votre amour inconsidéré de l’argent facile et de la télévision. Pire encore : Ils les partagent peut-être !

Car si vous y réfléchissez bien, eux, elles aussi vous énervent. Encore plus racistes que vous, encore moins cultivé.e.s, illes ont en outre une plus grosse voiture que la vôtre et leur télé est en 3D. Ou bien ils sont pauvres, et si vous voulez les emmener voir le dernier spectacle de Jean-Marie Bigard, ils, elles vous demanderont sans doute de payer leur billet. Et ça se permet de vous raconter ses malheurs, ça vous casse les oreilles avec des histoires dont vous vous foutez éperdument, alors là pour parler, il y a du monde, c’est sûr, mais pour filer un coup de main pour déménager tout d’un coup y a plus personne. Et on ne parle même pas de leur demander de payer à manger un soir, ça rentre dans le domaine de l’impossible, la physique quantique et tout et tout.

Vous voyez ? Il suffit que vous pensiez à vos ami.e.s cinq minutes pour que vous commenciez à les dénigrer. Quand je vous disais que vous n’êtes pas terrible… Et pourtant. Et pourtant, si vous y réfléchissez un peu mieux, avec votre vrai cerveau, celui qui est connecté à l’extérieur de votre petite vie, celui que vous cachez à tout le monde de peur de paraître plus intelligent.e que le troupeau, si vous y réfléchissez un peu mieux, donc, vous vous rappellerez les moments qui ont fait vos amitiés. La première fois que vous avez eu besoin d’une agrafeuse, par exemple, et que quelqu’un vous a prêté la sienne. La première fois que quelqu’un vous a souri dans une salle bondée et que vous avez entamé la conversation pour vous rendre compte que vous aimiez tous les deux regarder la télévision le soir en mangeant des zweifel à l’aïl dans votre lit. La première fois que vous avez dit « tu veux bouffer à la maison ? Ce soir, c’est raviolis en boîte, mais je rajoute du pâté par dessus ». La première fois que vous avez pleuré sur son épaule. La fois où pour votre anniversaire il, elle, vous a offert une agrafeuse en sachant pertinemment que vous n’alliez jamais la lui prêter par la suite. La fois où vous êtes restés silencieux côte à côte pendant de longues minutes et que vous vous êtes dit que c’était très bien comme ça. La fois où il, elle vous a conduit.e à la maternité. La fois où vous étiez seul.e, abandonné.e, et maussade et qu’il, elle est arrivé.e chez vous en deux minutes. La fois où vous aviez besoin d’un remontant et qu’elle, il vous a lu au téléphone son passage préféré du Da Vinci Code. La fois où vous êtes parti.e.s en vacances et que vous vous êtes amusé.e.s comme tout dans la neige. La fois où il, elle vous a confié un secret.

La probabilité est forte que, vous comme lui, vous comme elle, vous ne soyez pas terribles. La probabilité est forte que, vous comme lui, vous comme elle, vous ne donniez pas tout ce que vous pourriez, intellectuellement, physiquement, financièrement. La probabilité est forte que vous ne valiez pas grand’ chose. Ce n’est pas très juste, du coup. Vous ignorerez toujours pourquoi un jour une presque inconnue a décidé de débarquer chez vous avec d’autres presque inconnues sans vous laisser le choix. Vous ignorerez toujours pourquoi il a accepté votre invitation ce soir-là (en fait il voulait voir son ex à un concert mais il ne voulait pas y aller seul, alors il a décidé de vous accompagner – depuis, son ex est toujours son ex, mais lui est toujours votre pote, 1-0 pour vous). Vous ignorerez toujours comment ça se fait que quelqu’un, quelque part, vous attendra, malgré tous vos défauts, avec un plat de lasagnes au congélateur. La vérité, c’est que vous n’avez rien eu à faire. C’est arrivé comme ça. Alors peut-être qu’au fond de vous, vous vous demanderez si vous méritez tout ça. Probablement pas, le monde est injuste. Mais ce n’est pas si grave que ça.

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