La chronique onirique de Page – Episode 40

Posté dans : Feuilleton 5
Bienvenue dans ce petit coin de Toile. Mon nom est Page. Parce que parfois vous écrivez sur la page et, aujourd'hui, la Page écrit sur vous. Ceci est son domaine.

Cette semaine, nos sérendipités connaîtront la plus grande crise jamais vue depuis le début de cette chronique : une scène de ménage. Les assiettes voleront haut, les attaques seront basses, et tout ceci finira sans doute assez mal. Alors asseyez-vous le plus confortablement possible au vu des circonstances, respirez discrètement de peur que l’on vous entende, et laissez la Page vous emmener dans ses petits coins.

Le divorce.

“J’ai décidé de divorcer. Cela m’a pris d’un coup. Quarante chroniques, je vieillis, même ma nouvelle voiture trop spacieuse et trop chère n’arrive pas à dissiper le malaise qui m’a étreint aujourd’hui quand je t’ai vue. Je n’y songeais même pas avant ce soir, mais aujourd’hui, il y a ce je-ne-sais-quoi qui me donne envie de fuir, fuir loin de toi et de ne plus jamais te revoir. Tu en as trop fait, sans doute, mais aussi tu n’en as pas fait assez. Je n’ai pas à être cohérent, je t’explique ce que je ressens. Tu peux m’accuser de mauvaise foi, mais j’en ai autant à ton service, figure-toi.

D’abord, quand je t’ai rejointe, tu m’as promis monts et merveilles, alors là, il y avait du monde pour dire à quel point tu étais fabuleuse, loyale en amitié, fidèle en amour, que tu aimais l’art, que ta plume était fine et subtile, que ta voix était mélodieuse, que tu dessinais très bien, que ton esprit était acéré, que tu débordais de patience, d’humilité et de tendresse… Quel tableau. Je me rappelle, à l’époque, m’être dit que tu étais trop belle pour être vraie. Et puis je t’ai rencontrée. De ton plumage à ton ramage, de tes pieds à ta tête, de ton fond à tes combles, tu étais effectivement parfaite. Si pleine de promesses, de mystère à explorer, de joies à découvrir. Je suis tombé fou de toi à la minute où je t’ai vue pour la première fois.

On a eu de beaux moments. Quand tu le voulais bien, tu étais tout ce que j’avais rêvé. Tu avais de la classe, j’étais content de me montrer à tes côtés, je ne revenais pas de la chance que j’avais. Tu m’as présenté tant de gens admirables, tu m’as fait voyager vers tant de destinations magiques ! Le Taj Mahal, bon, tu as fait un super boulot, je dis pas. Et quand tu m’as amené voir ta première expo à Lascaux, quand tu m’as fait visiter cette église à Rome dont tu avais repeint le plafond, les buildings de New-York que tu as dessinés, tout ça, je dois reconnaître que tu as un talent fou. Je ne parle même pas de la musique, alors là tu m’as gâté. Tu m’as donné Vivaldi, tu m’as donné Offenbach, tu m’as fait découvrir la techno dans ma jeunesse, la folk quand j’avais besoin de plus calme. Tu avais toujours quelque chose de nouveau à me montrer quand je m’ennuyais. Mais tu m’épuises. Je n’arrive plus à tout écouter, je n’arrive pas à tout voir. Quant à te lire, c’est impossible. Tu passes ton temps à écrire, des centaines, des milliers de pages chaque jour. Parfois je me demande quand tu dors.

Et puis, et puis il y avait nos corps emmêlés. Que d’expériences, que d’exercices en volupté, que de configurations improbables et néanmoins terriblement excitantes. J’ai été comblé, à bien des niveaux. Oh, tu n’étais pas si fidèle, tu pouvais parfois verser dans le scabreux, et plusieurs fois je me suis douté que ce n’était pas à moi que tu pensais lorsque nous étions au lit.  Quand j’y repense, j’ai encore des échos qui me reviennent, ta voix rauque ou aigüe, tes mains griffant mon dos ou glissant délicatement le long de mes côtelettes. Je ne peux pas dire qu’à ce niveau-là c’était désagréable. Mais il faut nous rendre à l’évidence : même à ce niveau-là, ça a baissé entre nous. On vieillit, c’est normal, et puis la fatigue, les enfants, les maladies de peau honteuses, je sais bien que ce n’est pas ta faute, que tout ça n’est pas facile à gérer. Je ne te donne pas tous les torts non plus, j’aurais pu faire plus d’efforts, je te l’accorde. Je sais bien que j’ai pris du poids, que j’ai perdu des cheveux, que mon teint n’est pas aussi frais qu’au premier jour, et que je ne grimpe plus les escaliers quatre à quatre comme avant. Mais quel besoin avais-tu, aussi, de toujours garnir la cuisine de junk food super malsaine ? Est-ce que je t’en ai jamais demandé avant de te connaître ? En plus ça laisse un foutoir monstrueux, et bonjour les odeurs de graillon dans la rue.

Quoi ? J’ai des torts aussi ? Laisse-moi te rappeler tout de même qu’il y a eu ce qui s’est passé au Rwanda, cet épisode en Palestine, c’était moi, ça, peut-être ? Les gens qui couchent dehors parce que tu leur refuses un toit, c’est moi aussi ? Laisse-moi rire. Pourtant, à chaque fois, je te pardonnais. Après tout, tu n’étais pas écrite d’avance, tu avais le droit de faire des erreurs. Mais permets-moi quand même de te rappeler que d’après ce que je sais, ça n’était pas exactement ta première fois. Il y a quelques années, avant qu’on soit ensemble, il y avait bien eu ce truc en Allemagne, ça aurait pu te servir de leçon. Et puis tout le reste, faire la Bombe à ton âge, je te le demande, est-ce qu’on a idée ? Apparemment c’est de plus en plus souvent, et vas-y l’Inde, et vas-y le Pakistan, et vas-y l’Iran, bon, d’accord tu es super riche, mais d’une part tu pourrais en faire profiter les autres au lieu de tout claquer en clinquant et en diamants d’origine douteuse, et d’autre part tu as pensé à ce qu’en diront les voisins ? On ne les voit jamais, d’accord, mais ce n’est pas une raison…  En plus tu n’as aucun sens de l’ordre, tu laisses les plaques allumées tout le temps, le frigo tourne à plein régime la porte ouverte, il fait une chaleur pas possible, il y a de l’eau qui fuit partout, quelqu’un va finir par se faire mal.

Aujourd’hui, vois-tu, j’en ai marre. Je t’ai toujours défendue, contre vents et marées. Ca fait quarante chroniques, quarante, que je dis à tout le monde à quel point tu m’enchantes, à quel point tu es fantastique, à quel point tu inventes les concepts les plus chouettes, à quel point tu es capable de m’émerveiller, à quel point, d’ailleurs, tout le monde gagnerait à s’émerveiller aussi. Mais aujourd’hui, j’ai le vase qui déborde. J’en ai marre. Tu es tellement, tellement… désarmante. Tu m’agaces au plus haut point et, la seconde d’après, tu m’en fous plein les yeux. Tu me fais un mal de chien et après tu me passes la main dans les cheveux. Tu m’envoies ton bras dans la figure dans le métro sans t’excuser, et après tu souris à un enfant dans la rue. Oh, je sais bien ce que tu vas me dire. Je sais bien que ce n’est pas la première fois que je dis que je vais partir. Je suis toujours revenu. Mais là, tu me fatigues.

Non, c’est vrai, tu me fatigues. Je vais partir, cette fois, je te jure que je vais partir. Ne me fais pas cette tête, tu sais bien que je n’arrive pas à résister quand tu me fais cette tête. Non, je ne viens pas me coucher. Je m’en vais, je te dis. J’ai remarqué qu’il faisait froid. C’est toi qui as cousu mon manteau, oui, je ne vois pas le rapport. Je vais te quoi ? Te manquer ? Tu auras vite fait de me remplacer, va. C’est vrai qu’il fait froid. Tu vas me manquer un petit peu toi aussi. Oui, je sais qu’il fait chaud sous la couette, là n’est pas la question. Tu vois, c’est toujours pareil avec toi, je te parle de quelque chose, et il faut que tu… Range immédiatement ce sourire, ça ne marchera pas, pas cette fois. Tu m’en as trop fait. C’est vrai qu’il fait froid. Peut-être que je vais rester un moment au chaud. Mais demain matin, première heure : je pars !”

(Ille se déshabille, se couche)

“Bonne nuit, Humanité.”

(Un peu plus tard, dans la nuit)

“Humanité ? Je t’aime.”

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5 Responses

  1. Avatar
    cheztao
    | Répondre

    Meme pas tu penses à la quitter cette belle himanité. Je te signale que tu as des devoirs auprès d’un certain fils à moi!!!

    On t’aime!!!

  2. Avatar
    cheztao
    | Répondre

    Meme pas tu penses à la quitter cette belle himanité. Je te signale que tu as des devoirs auprès d’un certain fils à moi!!!

    On t’aime!!!

  3. Avatar
    Zaëlle
    | Répondre

    Très beau texte, merci 3

    • Avatar
      Zaëlle
      | Répondre

      (argh fichu html qui affiche pas les chevrons)

  4. Avatar
    Mum48
    | Répondre

    et moi j’aime tout particulièrement cette chronique.

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