La chronique onirique de Page – Episode 38

Posté dans : Feuilleton 1
Bienvenue dans ce petit coin de Toile. Mon nom est Page. Parce que parfois vous écrivez sur la page et, aujourd'hui, la Page écrit sur vous. Ceci est son domaine.

Cette semaine, nos sérendipités nous emmèneront faire un petit tour dans le dictionnaire, à la redécouverte d’un mot étrange et quelque peu inquiétant, avant de nous emmener sur les rivages plus cléments de la douceur de vivre. Alors asseyez-vous confortablement, respirez profondément, et laissez la Page vous emmener dans ses petits coins.

Rendre doux.

C’est un petit mot que l’on rencontre – sous sa forme substantivée et pour peu que l’on soigne sa ligne – quotidiennement ou presque. C’est un chimiste de garage, l’air inoffensif mais dont on ignore ce qu’il fait exactement, espérant simplement qu’au moment crucial sa main ne tremblera pas. Il fait un peu peur, sans doute parce qu’il sent fort le Serono ou le Novartis. Il est familier sans être domestiqué, il est là sans que l’on sache vraiment d’où il vient, et il faut bien vivre avec pour éviter le surpoids et son cortège de maladies cardiovasculaires assorties. Ses voisins sont des barbares comme l’acide acétylsalicylique, le paracétamol, ou d’autres substances plus étranges encore, qui semblent ne pas pouvoir se passer de lui sur les notices des médicaments, où il est rangé dans la catégorie des excipients (autre mot désagréable à la lecture, dont on s’attend à ce qu’il nous surprenne au détour d’une ruelle sombre, un immense seringue à la main).

Lorsque l’on aime la cuisine, lorsque l’on risque volontiers un doigt inquisiteur dans les plats, on ne le regarde pas sans une certaine appréhension, voire un mépris total. Qui mettrait un tel produit chimique dans un dessert réalisé avec amour ? Seuls d’insipides philistins, qui ne connaissent rien à la bonne chère se serviraient d’une telle famille d’ingrédients, alors que d’autres, plus nobles, sont toujours là pour jouer le même rôle.

En littérature, c’est un crime, au mieux une faute de goût, qu’un.e auteur.e un peu lâche aura commise, ne sachant pas s’attaquer de front à son sujet. Lorsque le texte est bon, on dira que c’était par pudeur, mais l’on regrettera tout de même. On dira que c’est mou, que c’est tiède, que c’est sans saveur aucune. Lorsqu’il est mauvais, il n’en restera rien qu’une suite ratée de phrases fades.

Pourtant, édulcorer, puisque c’est de lui qu’il s’agit, n’a d’autre prétention que la noble et surhumaine tâche de « rendre doux ». Une définition de deux tout petits mots de rien du tout, mais qui sautent, pour la nouer, à la gorge quand, au détour d’un dictionnaire, on les lit côte à côte. Rendre doux un café, rendre doux un remède contre la toux ou la mélancolie, rendre doux une sauce au goût trop prononcé, ou une charlotte dont les fraises ne sont pas assez mûres, rendre doux, aussi, une description, un sentiment, les travers d’un personnage, d’un sujet qui nous semblent trop durs à affronter de face. C’est masquer de tendresse l’opiniâtreté, c’est masquer de bonhomie la dureté, c’est masquer de gourmandise l’amertume, c’est masquer de légèreté l’indigestion potentielle.

Oh, bien sûr, il est possible d’édulcorer jusqu’à l’écoeurement, de sucrer jusqu’à l’infarctus, d’atténuer jusqu’au flou. Il ne faut pas abuser de saccharose, de fructose, dans ses plats ; de retenue, de périphrase, ou d’euphémisme, dans sa prose. On risque de trop masquer ce que l’on voudrait souligner, une cuiller de crème de trop, et l’on ne sent plus le basilic, un grain de sucre de trop et notre ristretto italien devient une imbuvable starbuckserie, un « démocrate » de trop, et l’on ne reconnaît plus Christoph Blocher.

Mais quelle velléité admirable, quel projet, quel sacerdoce que de rendre doux. De masquer la laideur, la monstruosité, le goût détestable de l’existence. C’est pourquoi Page propose que l’on crée un Comité de Réhabilitation de l’Edulcorant. Il s’agira de fournir une liste non-exhaustive de ce qui rend la vie plus douce. Et pour rendre la transition plus douce, Page vous met sur la voie.

Les miscellanées édulcorantes de Page.

C’est lorsque je rentre par le bord du lac et que je vois les feuilles jaunir.
C’est lorsqu’arrivé chez moi, mes yeux se posent sur le bouquin que je suis en train de lire et que je me dis que j’ai le temps d’aller au bout, quitte à finir aux petites heures du matin.
C’est lorsque je viens te voir juste avant que tu dormes et que je te raconte ma semaine dans l’obscurité.
C’est lorsque j’arrive et que je sais exactement où tu seras : devant ton ordi à fumer des clopes.
C’est quand tu viens me chercher à l’heure du café.
C’est quand tu me racontes tes doutes et qu’on y réfléchit de concert.
C’est quand vous êtes tous là, avec moi, et que je ne n’ai qu’à fermer les yeux et vous écouter.
C’est quand tu me parles des mérites comparés de certains écouteurs dans le métro après avoir rappé sur la Coupe du Monde, alors qu’on ne s’est jamais vus auparavant.
C’est quand on fait de la musique ensemble.
C’est quand je te lis et que tu me fais rire.
C’est quand je te croise au hasard et que quelque chose en toi me touche – sans s’arrêter pour m’expliquer pourquoi.
C’est quand tu me fais construire un avion en cinq briques LEGO avec lequel tu joueras exactement trente-sept secondes avant de passer à autre chose.
C’est goûter dans les plats pour s’assurer que tout le monde va finir le repas avec au moins un bouton défait.
C’est quand tu me dis que tu te réjouis de me lire.
C’est chantonner sur un vieil air, ou en découvrir un nouveau.
C’est apprendre quelque chose et se sentir un peu meilleur au fond de soi.

Pensez, pensez, lorsque vous en aurez l’occasion, à ce qui vous rend l’existence douce, à la mèche de votre partenaire qui frémit sur son front endormi, à ce que vous savez faire, à ce que vous voulez faire, à vos proches les plus lointains, à un.e inconnu.e dans la rue qui vous a souri, comme ça. Et dites-vous qu’il n’est nullement besoin de sucre pour trouver de la douceur dans la vie. C’est ce qui nous rend plus doux, je crois, qui nous rend plus forts.

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  1. Avatar
    Zaëlle
    | Répondre

    En tout cas, c’est vrai pour moi, je me réjouis toujours de venir lire la chronique!
    Et ça fait du bien de penser à ce qui rend la vie plus douce! Il y en a, des trucs auxquels on peut penser… =)

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