La chronique onirique de Page – Episode 36

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Bienvenue dans ce petit coin de Toile. Mon nom est Page. Parce que parfois vous écrivez sur la page et, aujourd'hui, la Page écrit sur vous. Ceci est son domaine.

Cette semaine, nos sérendipités nous promèneront dans la rentrée littéraire, dans ce qu’elle comporte de terrifiant pour Page, et dans les angoisses qui saisissent ceux et celles qui pensent que ce qu’illes ont à dire mérite d’être écrit. Alors, asseyez-vous confortablement, posez un instant votre roman de la rentrée, respirez profondément, et laissez la Page vous emmener dans ses petits coins.

Clichés.

« Le premier homme qui a comparé une femme à une fleur était un poète, le deuxième un imbécile ». Gérard de Nerval.

En ce moment, chez les éditeurs francophones, c’est la rentrée littéraire. Et ce ne sont pas moins de 600 livres qui sont parus, ou vont paraître dans les prochaines semaines. Pour peu que l’on s’intéresse, de près ou de loin, à la littérature, le chiffre est vertigineux, pharaonique, incommensurable avec, au choix, notre intérêt, le temps qu’il nous reste après une journée bien remplie, ou notre snobisme de littérateur.e occasionnel.le. 600 livres, c’est plus qu’énorme, c’est plus qu’astronomique, c’est tout simplement terrifiant.

Terrifiant surtout lorsque l’on se rend compte que l’année dernière 600 autres sont parus, puis 600 encore en janvier, et puis tous les autres, ceux qui sont apparus sur les étals de nos chères librairies entre ces deux périodes. Et puis, pour peu que l’on parle une autre langue, tous les autres, des millions, des milliards de pages pleines de phrases, d’idées, de sujets importants ou non, graves ou légers, privilégiant le style ou le fond, excellant aux deux dans certains cas.

Il faut choisir, parfois, si l’on veut participer à l’événement. Alors on écoute la critique, on s’intéresse. On découvre ceux que l’on essaiera de lire, ceux que l’on ne lira probablement jamais, ceux – bons ou pas – qu’il faudra  avoir lus pour pouvoir en parler avec son boucher, sa dentiste, ou son confesseur. Et puis les auteur.e.s parlent, aussi, de ce qu’illes ont écrit, de ce qu’illes voulaient dire, de ce qu’illes pensent avoir réussi ou raté dans leur petit dernier. Pour peu qu’illes soient émouvants à ce moment-là, on cherchera à les lire, pour trouver dans leurs écrits ce qui nous a touchés – parfois sans jamais le trouver.

Ensuite, on s’assoit derrière son ordinateur pour réaliser une chronique. Et c’est là que ce salaud de Nerval nous cloue sur notre chaise, paralysé.e d’angoisse. La peur du cliché est partout, elle nous hante, elle nous obsède. Elle est d’autant plus mordante, cette peur-là, non pas lorsque l’on se décide sciemment à comparer les femmes aux fleurs, mais lorsque l’on ignore même si, quelque part, quelqu’un a déjà fait la comparaison.

Imaginons un instant que vous lisiez, dans la présente chronique, la phrase suivante : « Page aujourd’hui a l’angoisse de la Page blanche ». La phrase a beau être vraie, elle est un cliché, et donc forcément d’un goût douteux. Imaginons maintenant que l’angoisse s’éteigne, et que Page écrive « Ma chronique filait comme file Clotho », le problème est complètement différent. Deux cas sont possibles : Ou bien personne, nulle part, n’a jamais comparé le fil de l’écriture à celui des Parques, et Page est par conséquent dans la catégorie poète – et pour faire l’imbécile, on pourrait ajouter « et ça m’étonnerait quand même beaucoup » ; ou alors, quelqu’un, quelque part, l’a déjà fait, et dans ce cas-là, Page tombe dans la catégorie imbécile – ce qui n’étonnera que ceux et celles d’entre vous qui ne l’ont jamais rencontré.e dans la vraie vie.

Si d’aventure il existait quelqu’un, quelque part, qui découvrait soit les femmes, soit les fleurs pour la première fois, sans rien connaître de la littérature l’ayant précédé, et qu’il trouvait la comparaison jolie, il deviendrait, pour peu qu’il l’écrive, imbécile sans le savoir (ce qui est un assez bon résumé de la condition humaine en général). Alors que faire pour peu qu’une fierté mal placée nous fasse rechigner à passer pour un imbécile, même accidentellement ? Que faire pour ne pas être frappé d’un si terrible anathème, alors que tout se dit, que tout s’écrit aujourd’hui ? La réponse se trouve peut-être dans l’espoir que vos lecteurs, que vos lectrices, vous pardonneront vos clichés, vos emprunts, votre retard, ou la malchance d’avoir pensé comme un.e autre. Ou dans le silence d’une page qui restera définitivement blanche. Allez, quitte à être imbécile, autant le partager avec autrui. On n’est jamais de trop pour se moquer de soi.

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