La chronique onirique de Page – Episode 31

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Bienvenue dans ce petit coin de Toile. Mon nom est Page. Parce que parfois vous écrivez sur la page et, aujourd'hui, la Page écrit sur vous. Ceci est son domaine.

Cette semaine, nos sérendipités seront basées sur l’éloignement, sur la réalité, sur la création d’univers, et sur ce que l’on laisse derrière soi quand on part. Alors, asseyez-vous confortablement, respirez profondément, et laissez la Page vous emmener dans ses petits coins.

Solipsisme

Page est parti.e la semaine dernière. Ille a pris, pour travailler, l’avion, pour se rendre dans un pays chaud et ensoleillé, bien que pas si lointain – voyage inutile s’il en est au vu des compte-rendus météorologiques de la semaine dernière. Mais parfois, il faut partir, les contingences l’exigent. Ille a voyagé seul.e. Vous lui avez manqué. Voyager seul.e et, arrivé.e à destination, s’installer seul.e dans une chambre confortable d’un hôtel bien trop luxueux et isolé, procure une sensation étrange : La sensation que la réalité n’existe que lorsqu’on la perçoit. Le doute, lorsque l’on se retrouve seul.e, s’insinue insidieusement dans chaque expérience : et si tout ceci n’était qu’un fragment d’imaginaire ?

Rien ne semble réel dans un aéroport. Il n’y a pas de conséquences, puisque tout le monde, ou presque, disparaîtra dans un autre coin du monde avant qu’un contact ne puisse se créer, sensation certes rassurante par égards, mais aussi terriblement aliénante. Les langues se mélangent toutes en une espèce d’affreux hybride, signifiant le strict minimum de la préoccupation principale de cette grosse machinerie aveugle : la Sécurité. La Sécurité, c’est être scanné.e, tripoté.e, fouillé.e, déshabillé.e, interdit.e d’entrée, par les serviteurs d’un ensemble de règles qu’on imaginerait tout à fait sorties de l’imagination d’un enfant capricieux et souffrant d’hyperactivité. Alors, attendant en file indienne la prochaine humiliation, on se surprend à penser à celles et ceux qu’on a laissés derrière, et qui semblent si lointains, comme des rêves qui doucement s’estompent. Et d’ailleurs : si c’était vrai ? Si tout ce que l’on laisse derrière soi lorsque l’on part n’était qu’un rêve ?

Un message au réveil, le lendemain de son arrivée : apparemment – mais rien ne peut le prouver – quelqu’un reste réel, à Lausanne. Ou est-ce une autre invention ? Un regret, l’expression d’une certaine nostalgie ? Le doute persiste : le solipsisme est tellement tentant lorsque l’on se sent seul. Pour le pour cent d’entre vous qui ignore ce que c’est, le solipsisme est cette jolie philosophie qui avance que l’intégralité de l’univers est le produit de sa propre pensée. Si par exemple Page se sent pris.e d’un accès de solipsisme, ille considère que son environnement physique, mais aussi tout ce qui le peuple, de la plus petite fourmi à ses lecteurs, ses lectrices adoré.e.s, de la torpeur moite des jours d’été aux petits-déjeuners au lit quand la neige tombe à gros flocons, et ainsi de suite, tout donc a été inventé par ellui (on dit merci). Tout à l’heure, une amie de Page lui a dit : “Ah oui, je t’ai répondu dans ma tête, mais pas dans la réalité”. L’amie de Page, malgré d’indéniables qualités, n’est probablement pas solipsiste car, l’eût-elle été, elle aurait créé un monde dans lequel elle avait effectivement confirmé sa présence. Bien entendu, puisqu’aujourd’hui Page est le seul et unique démiurge, c’est un petit peu sa faute s’ille a imaginé son amie comme quelqu’un qui pense que le simple fait de répondre “dans sa tête” suffit à faire connaître sa décision (il est aussi possible que l’amie de Page ait justement feinté et qu’en définitive c’est bien elle qui tire les ficelles, machiavélique comme elle est…).

Rappelez-vous votre dernier voyage : hagard.e.s, hébété.e.s, vous arrivez dans un lieu inconnu, des messages étranges et nouveaux vous assaillent de toute part. Imaginez aussi que vous êtes vous-mêmes les seuls vrais êtres existant : Ces expériences nouvelles, ces visages étranges et flous, ce petit chefaillon en uniforme, ce chauffeur de taxi à l’honnêteté douteuse, ce bagagiste vénal, étaient eux aussi seulement des chimères, des produits d’une imagination fiévreuse qui crée un nouveau contexte ? Ceci expliquerait pourquoi les premières rencontres sont si difficiles, pourquoi on ne comprend pas très bien ces nouveaux humains qui nous entourent. Ils sont, elles sont, au début, un peu raté.e.s. Vous les affinerez plus tard, mais la nuit est bien avancée, et il est temps d’aller dormir. Demain, vous imaginerez des gens sympathiques et surprenants ; ceux d’aujourd’hui n’étaient que des brouillons, des figurants, des seconds couteaux. Demain, vous ouvrirez les yeux sur un petit coin nouveau de votre imaginaire, qui vous étonnera d’autant plus que vous savez qu’il vient de vous.

Et il sera d’autant plus facile de faire le voyage en sens inverse, puisque votre monde d’avant, vous le connaissez par coeur. Il se peut même que vous l’aimiez fort, et qu’il vous manque. Il se peut même que vous vous demandiez pourquoi vous vous êtes ainsi forcé.e à le quitter, puisque les seules obligations qui pèsent sur vous sont celles que vous vous imposez à vous-même. Mais il faut savoir s’éloigner, parfois, pour se rendre compte de ce qui est important. Reste à décider qui, de vous, d’elle, de lui, de Page, de votre concierge dont le petit sourire énigmatique vous met mal à l’aise ou de votre banquier austère, est le véritable marionnettiste de tout ce petit univers. Ou de vous allonger au soleil, face à la Méditerranée, et de vous dire que de temps en temps, même si les vôtres sont loin, vous pouvez avoir confiance dans le fait que peu importe si quelqu’un a créé tout ça ou pas, ils seront là en rentrant.

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