La chronique onirique de Page – Episode 28

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Bienvenue dans ce petit coin de Toile. Mon nom est Page. Parce que parfois vous écrivez sur la page et, aujourd'hui, la Page écrit sur vous. Ceci est son domaine.

Cette semaine, nos sérendipités seront d’ordre langagier, à la rencontre d’un petit mot plein de mystère et de contrastes, entre pureté rassurante et crime crapuleux. Alors asseyez-vous confortablement, respirez profondément, et laissez la Page vous emmener dans ses petits coins.

Blanc-seing

Pas de conte, cette semaine, rassurez-vous, mais un joli mot composé auquel Page, sous la pluie, a pensé. Ce n’est pas un mot très courant, on trouvera fort peu de citations d’auteur.e.s illustres, dans un nombre infime, voire nul, de poèmes, dans aucune conversation branchée. Il est composé parfois, parfois aussi il perd son tiret, le Littré et l’Académie se le sont disputé, il y a eu débat feutré entre vieux messieurs, vieilles dames de lettres. Il n’est pas l’un de ces mots qu’on pourrait même placer facilement, pour le réhabiliter. Pourtant, il est fort agréable à l’oeil et à la langue. Mais sous ses airs de joli coeur, blanc et pur, il cache un secret bien peu glorieux, que nous allons nous empresser de révéler.

Blanc-seing (plur. : des blancs-seings). Regardez-le, prononcez-le, roulez-le sur votre langue, en fermant les yeux. Regardez-le attentivement : deux consonnes muettes dont – élégance extrême – l’une est ce “g” final ; probablement ce mot est-il un petit peu vieillot, “blanc”, on voit, à la rigueur, mais “seing”, ce n’est pas d’une folle transparence… Mais sa pureté, dans la parole comme sur le papier, nous saute aux yeux. Par homophonie, et avec un peu d’imagination, on pourrait facilement le représenter, lorsqu’il trotte dans notre tête, par une dame entre deux âges, peut-être, décolletée légèrement, laissant deviner comme par accident une peau d’albâtre à peine striée, et qui reçoit pour le thé, parlant du temps qu’il fait, écoutant ses visites se plaindre de leurs petits bobos, raconter la famille, tout ça. Et qui finit ses soirées seule, dans une chambre d’un rose passé, criant aux visiteurs inexistants qu’elle a su rester pure. Mais qu’il suffirait d’un rien pour qu’elle se remplisse et s’ouvre aux possibilités les plus extrêmes.

C’est d’ailleurs bien là le problème, ce qui fait que ce petit mot a fréquenté des lieux aussi insalubres que le code pénal, dans lequel il était précédé du mot “délit”. Le blanc-seing, en effet, est un morceau de papier, laissé vierge par parties au moins, portant la signature de celui, de celle, qui le donne. Si, par exemple, vous déclarez “Chère Grand-Maman, vos mains tremblent, signez ici, je remplirai pour vous votre testament, puis nous irons faire une promenade au bord de la falaise…”, et qu’elle s’exécute, vous obtenez son blanc-seing – et vous êtes vraisemblablement une personne dotée d’un certain pragmatisme. Le blanc-seing, donc, est avant tout une marque de confiance, de confiance presque absolue. Et qui, comme toute confiance, peut être abusée.

Au figuré, d’ailleurs, avoir blanc-seing, c’est bénéficier de toute la confiance de la personne qui nous l’offre, avoir carte blanche, en quelque sorte. Si, par exemple et contre toute attente, vous ne poussez pas votre grand-mère en bas de la falaise, quand bien même elle aurait signé un testament vide, peut-être vous dira-t-elle par la suite, et par catachrèse : “Canaille que tu es, tu as désormais mon blanc-seing en toutes choses”, ce qui signifie que quoi que vous fassiez par la suite, elle approuvera (et vous aidera peut-être, pour une partie du butin, à cacher l’arme de votre prochain crime, mais ça, c’est une autre histoire).

Blanc-seing est donc un mot immaculé, certes, mais qui cache au fond de lui une âme de criminel. Peut-être, lorsque vous revisiterez impromptu la chambre de cette charmante dame, remarquerez-vous, sur un napperon qui trône sur la commode de style Louis XV, l’empreinte d’un revolver de calibre 22, rangé à la va-vite lorsque vous êtes entré.e. Peut-être que vous apercevrez, d’une armoire laissée entrouverte, dépasser la lame d’un couteau incongru au milieu des vieilles dentelles. Peut-être, alors que vous finissez gentiment votre tasse, vous demanderez-vous ce qui donne au thé ce petit arrière-goût…

Page aime bien les mots bizarres, les mots désuets, les mots esseulés. Mais il lui arrive parfois de penser que certains disparus le sont pour une bonne raison.

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