La chronique onirique de Page – Episode 27

Posté dans : Feuilleton 1
Bienvenue dans ce petit coin de Toile. Mon nom est Page. Parce que parfois vous écrivez sur la page et, aujourd'hui, la Page écrit sur vous. Ceci est son domaine.

Cela commence comme une comédie romantique légère à l’américaine, un de ces films gentiment mièvres qui ne coûtent rien, qu’on a déjà vu mille fois, mais que l’on regarde parce qu’il pleut et qu’on a envie de croire à quelque chose de sympathique et pur. Cela devient un drame, une ironie du Destin, une de ces historiettes non dénuées de romantisme, mais pleines du désespoir des petit.e.s à qui le pire peut arriver sur un jet de dé. Et cela se termine dans la torture, dans la folie, et dans l’Enfer. C’est une histoire qui a touché Page, parce qu’elle est vraie, parce qu’elle ne démontre rien, qu’elle s’est passée comme un cauchemar, et que comme un cauchemar ce n’est pas l’expérience qui fait le plus de mal, mais le lendemain, lorsque la lumière du jour n’arrive pas à faire s’évaporer les peurs et les doutes de la nuit.

Tout commence pourtant bien. On imagine le film s’ouvrir sur un jeune héros un peu benêt qui cherche l’amour dans la grande ville, il s’ennuie, sans doute, seul, et rêve à des jours meilleurs, quand il aura enfin rencontré celle de ses rêves. Peut-être a-t-il un hobby sympathique, quelque chose de bien cinématographique, faire voler des avions télécommandés les samedis au parc, par exemple. Peut-être a-t-il un chien amusant qui le soir le regarde manger sa pizza surgelée en soupirant, se rappelant des jours meilleurs où son maître était heureux. Notre héros, le soir, ou parfois la journée au bureau, cherche l’amour virtuel sur Internet, fréquentant moult sites, cherchant sans relâche celle qui saura l’aimer pour lui-même, qui saura le comprendre. Peut-être est-il trop timide pour sortir et aborder quelqu’un dans la rue, il se trouve trop gros, trop maladroit, pas assez beau ou quelque chose comme ça.

Un soir comme tous les soirs, notre héros reçoit un message d’une femme qui a l’air sympathique. La conversation est laborieuse au début, ce n’est pas facile d’écrire comme on voudrait être aimé, ce n’est pas facile de montrer qu’on vaut quelque chose, sans en dire trop, sans paraître désespéré. Il faut attirer l’attention mais pas la monopoliser, entretenir quelque chose qui se construit sans contact. Il faut n’être que de mots, que de déclarations. Malgré tous ces dangers, malgré tout ce qui pourrait échouer, ça finit par passer. Dans un film, il y aurait des quiproquos, des plans sur Irène qui parle avec sa meilleure amie, mais l’amour triompherait à la fin. Et d’ailleurs, c’est peut-être ça qui se passe. Notre héros tombe pour Irène, parce qu’elle a su s’intéresser à lui. Il travaille – jolie coïncidence – pour une société de cardiologie, lui qui a tant de problèmes de coeur, c’est marrant quand même la vie. Il dit ça un jour à Stéphane, son chef, alors qu’il lui parle d’Irène, il est tellement heureux, il ne tarit pas. Tous les jours il lui dit à quel point il se sent bien.

Bien sûr, rapport virtuel oblige, il ne la connaît pas très bien. Et certaines activités parmi les plus prisées par les couples nouvellement constitués leur sont interdites, à cause de la distance. Notre héros ne désespère pas. Et puis, il y a des moyens de pallier ça, on ferait comme si, on se montre, on s’exhibe, on s’offre au regard de l’autre par écran interposé. Elle est encore plus timide que lui, elle ne se montre pas. Lui, il ose. Par amour, il se met à nu devant son écran. Ils s’aiment à leur façon, par procuration, mais… Mais au bout du compte, ça ne suffit pas vraiment, et notre romantique s’impatiente un peu. Il aimerait rencontrer Irène, la serrer dans ses bras pour de vrai, lui tenir la main en se promenant, regarder le vent jouer avec ses cheveux, elle lui a dit qu’ils étaient noirs et au carré. Il cherche sa tendre amie dont il est bêtement amoureux.

Irène meurt un jour dans un accident de voiture. Un de ses amis utilise son adresse pour le prévenir, elle lui avait raconté qu’elle avait rencontré un garçon en ligne, et il a pris sur lui de le prévenir. Notre benêt pleure toutes les larmes de son corps. Il est dévasté, il pleure sur l’épaule de Stéphane en lui apprenant la nouvelle, il n’a plus goût à rien, il est triste. Mais il cherche quand même, il aimerait une photo d’elle, quelque chose. Elle est morte et il ne possède rien d’elle, quelques milliers de messages seulement, mais même pas une photo. Alors il cherche. Il cherche à donner un corps à son spectre informatique, pour avoir quelque chose à quoi se raccrocher. Mais il est si triste. Il ne peut pas aller à l’enterrement, il ne connaît même pas son nom de famille. On est en 2005 et tout est dépeuplé.

On est en 2010. Stéphane, au tribunal, essaie de démontrer que se faire passer pour une femme et profiter de la proximité avec un employé pour entretenir une relation de long terme avec lui, sous pseudonyme, n’est pas une faute grave. Cinq ans, trois procès, c’est long, pour faire valoir qu’il n’y a rien de répréhensible à s’être joué ainsi d’un subalterne. Qu’on ne faisait que s’amuser un peu. Que de toute façon tout cela relève de la vie privée, n’a rien à voir avec les rapports de pouvoir dans l’entreprise. Personne ne croit Stéphane. Il a été licencié sans indemnités et il se bat contre la décision. Trois fois qu’il perd, il ne gagnera plus. Violence, voire torture morale, tout le monde le lui dit. On lui souhaite de comprendre.

Notre héros n’est plus qu’un témoin dans une affaire qui concerne désormais uniquement des entités qui le dépassent, l’association qui l’emploie, la justice. Il n’est plus que le jouet des Dieux qui nous gouvernent. Il aura commis la faute de croire à un fantasme. D’avoir pris ses désirs pour une réalité, certes frustrante, mais avec un peu de magie dedans. D’avoir rêvé, les yeux ouverts, une vie moins solitaire. Il aurait pu se satisfaire du mensonge, de l’attente, ou au contraire se rendre compte que ce qu’il voulait n’était pas caché derrière la Toile. Mais quand on aime, on est impatient. On regarde derrière pour s’assurer que l’Autre est bien là, bien réel.le. Derrière la Toile, il y avait l’Enfer, et comme Orphée, d’un simple regard, il a perdu son aimée.

Quant à Irène, elle s’est dissoute dans les vapeurs du Réseau et du mensonge. Elle n’aura existé que pendant quelques années, marionnette wireless, petit pantin pathétique. Parce que son seul but dans l’existence était d’attirer et de plaire à quelqu’un, de le faire se sentir heureux, d’être son Eurydice, parce qu’elle a disparu dans l’Hadès au moment où son amant impatient jetait un oeil derrière le voile, Page lui dédie cette chronique.

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  1. Avatar
    nicole
    | Répondre

    don’t forget, there is someone for everyone…bravo Page!

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