La chronique onirique de Page – Episode 23

Posté dans : Feuilleton 1
Bienvenue dans ce petit coin de Toile. Mon nom est Page. Parce que parfois vous écrivez sur la page et, aujourd'hui, la Page écrit sur vous. Ceci est son domaine.

Cette semaine, nos sérendipités nous emmèneront dans une charmante Utopie productiviste (en existe-t-il d’autres ?), avant d’obliquer vers un laboratoire de maltraitance expérimentale, qui nous éclairera par la suite sur la gestion du stress. Alors asseyez-vous confortablement, respirez profondément, et laissez la Page vous emmener dans ses petits coins.

Logiciel.

« For the last 60 years, humans have controlled software – now we’re getting to the stage where software can control humans ». Pour les moins anglophones d’entre vous, cette petite phrase, prononcée récemment par Matt Barrie, Chief Executive (ou Chef Exécuteur, si mes souvenirs sont bons) du site Freelancer.com signifie en substance que si pendant longtemps les être humains ont contrôlé les logiciels, nous en sommes – « Enfin ! » s’exclameront libres penseurs et libres penseuses – arrivé.e.s au point où les logiciels peuvent contrôler les humains. Joie et félicité ! Enfin une bonne nouvelle ! Le site en question met en effet à disposition des décideurs et décideuses du monde entier un logiciel qui permet à la fois de recruter automatiquement des spécialistes en vue d’accomplir un projet, de mesurer leurs performances, de les payer, puis de décider si ils ou elles méritent de garder leur place.

Ceci permettrait, d’après Matt Barrie, d’éliminer tout biais subjectif, tout racisme, tout sexisme, toute idiosyncrasie de la part de votre patron.ne. Seuls compteront désormais vos résultats, le chiffre que vous générez pour les besoins de votre entreprise. Et personne ne sera engagé à prix fort pour juger de vos résultats : Tout sera mesuré calmement par l’oeil indifférent de la machine. Magnifique projet. Un Bon Gouvernement par algorithme interposé. Le logiciel en question serait même capable de reconnaître le moment où il pourrait bénéficier d’une maintenance, et engager en conséquence des programmeurs pour l’améliorer. Un peu comme lorsque vous vous rendez compte que vous n’êtes plus très heureux et que vous faites appel à un psy pour vous remonter le moral.

Vous voici donc bien rangé.e, bien résumé.e, et votre Destin, entre les mains d’une divinité bienveillante, bien réglé, bien droit, et surtout juste. En Grèce Antique, les Parques, au nombre de trois, tissaient la vie des êtres humains. La première, Clotho, déroulait le fil de la vie, la deuxième, Lachésis, le menait le long du fuseau, et enfin Atropos le coupait lorsque notre heure était venue. Aujourd’hui, grâce au génie des petites mains engagées par Matt Barrie, Clotho et Lachésis sont devenues des microprocesseurs. Réjouissons-nous donc ! Non seulement l’algorithme de Freelancer.com permet d’économiser sur les audits et autres rapports de performance, mais encore il n’est plus besoin de payer deux des trois filles du destin, et au prix d’une ouvrière spécialisée de nos jours, l’intérêt est non-négligeable.

Bientôt, dans un avenir proche et forcément radieux, il ne sera plus besoin de rencontrer qui que ce soit. On apprendra, on postulera, on travaillera de chez soi. Votre chef.fe ne vous adressera plus un discret « Bonjour », ni, d’ailleurs, un petit signe de tête méprisant, ni ne vous fera un commentaire sur vos nouvelles lunettes ou chaussures. Il ou elle aura repris la place qui revient de droit à tous les détenteurs, à toutes les détentrices d’autorité : L’inaccessible Olympe. Ces encombrant.e.s collègues, leurs odeurs corporelles parfois néfastes, les petites inanités de quelques mots échangés au détour d’un couloir, le contact de l’Autre-qu’on-sait-pas-où-ille-a-traîné, séparés de nous par la rassurante distance d’une existence entre quatre murs. Ca ressemble au Bonheur, ça a la couleur du Bonheur, ça a l’odeur du Bonheur, c’est donc forcément le Bonheur.

Martyrisons quelques jeunes filles pour le plaisir la Science.

Et pourtant… Et pourtant, une expérience récemment publiée dans une revue scientifique sérieuse remet en cause l’Utopie, pourtant sans faille, précitée. Le protocole expérimental ne manquant pas d’une certaine cruauté, il est donc nécessaire de s’étendre un peu sur le sujet.

Prenez plusieurs petites filles entre sept et douze ans. Sans les prévenir au préalable, envoyez-les une par une dans une salle garnie d’un public suffisamment large pour les mettre mal à l’aise. Puis faites-leur donner un petit discours impromptu, ainsi que résoudre quelques équations devant ledit parterre. Mesurez ensuite leur stress ; gageons qu’il sera légèrement élevé.

Malgré l’intérêt évident de gentiment maltraiter ainsi, contre salaire, de jeunes enfants, l’expérience ne s’arrête pas là. Puisque nos scientifiques ne sont en réalité pas des monstres sans coeur, illes tentent ensuite de faire diminuer le stress encouru par leurs sujettes. Illes testent donc l’effet de confronter ensuite les fillettes à l’agent X, qui fait immédiatement descendre leur niveau de stress à des taux acceptables. Les fillettes du groupe témoin, quant à elles, sont simplement assises devant une vidéo, et continuent par conséquent à stresser, à se ronger les ongles, etc. Mais les chanceuses, comme par magie, sont immédiatement, au niveau hormonal, et à long terme, calmées. Reste à dévoiler ce que peut bien être l’agent X. Comme les plus perspicaces d’entre vous l’auront peut-être deviné, l’époque aidant, c’est bien entendu un contact simple avec leur Maman. Il s’avère, d’ailleurs, que le contact réel n’est même pas nécessaire. Un simple coup de téléphone, et le stress se dissipe.

Page se plaît à penser que toute personne ayant montré un jour un minimum d’intérêt, d’écoute, ou de tendresse à l’encontre d’un individu donné, aurait un effet bénéfique sur son niveau de stress. Il n’en demeure pas moins que l’effet Maman a un impact inscrit jusque dans nos corps. Alors, quand nous serons cloîtrés dans nos maisons-bureaux, contrôlés par les tout-puissants algorithmes de Matt Barrie, peut-être nous manquera-t-il ce petit contact, même s’il sent bizarre ou qu’on-sait-pas-où-il-a-traîné. Parfois faudra-t-il ce léger supplément d’humanité. Parfois faudra-t-il reconnecter avec les Parques ou, plus simplement, avec notre Maman. Bonne Fête, ma chère.

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  1. Avatar
    Zaëlle
    | Répondre

    Il y a déjà une fonctionnalité “psychologist” dans emacs et je sais que ça a déjà été testé de juste faire raconter sa vie aux gens avec un ordinateur qui répond des phrases bateau et ça les aide… Maintenant, est-ce qu’on pourra vraiment remplacer les psychothérapeutes par des robots? Je n’en suis pas sûre, probablement que ce contact humain est quand même assez appréciable, bien que les quelques “psys”que j’ai pu rencontrer ne faisaient rien d’autre que d’écouter et de hocher la tête… Donc on se pose vraiment des questions… D’un côté c’est bien les ordinateurs tout ça mais en même temps… ça fait quand même peur.

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