La chronique onirique de Page – Episode 18

Posté dans : Feuilleton 2
Bienvenue dans ce petit coin de Toile. Mon nom est Page. Parce que parfois vous écrivez sur la page et, aujourd'hui, la Page écrit sur vous. Ceci est son domaine.

Cette semaine, nos sérendipités nous entraîneront derrière la Page, entre les lignes des vieux parchemins, sous les microscopes des chercheurs, des chercheuses en génétique textuelle, et peut-être au-delà. Alors asseyez-vous confortablement, respirez profondément, et laissez la Page vous emmener dans ses petits coins.

Palimpseste.

Toute oeuvre est un palimpseste – et si l’oeuvre est réussie, le texte effacé est toujours un texte magique (Julien Gracq, Un beau ténébreux, 1945).

Page aime bien le concept de palimpseste. Du grec palin, « encore », et psao, « je gratte », il ne correspond pourtant pas à une condition dermatologique honteuse, mais à l’action de gratter l’encre sur un parchemin afin d’y écrire autre chose. Ainsi, un traité unique d’un savant mineur comme Archimède, par exemple, a pu être effacé pour être remplacé par un texte d’une importance scientifique majeure, comme un livre de prières. Depuis, le concept a été étendu à d’autres domaines, notamment la peinture, certaines toiles cachant parfois des tableaux forts différents.

Quelle qu’en soit la raison, parfois certaines oeuvres, jugées par trop inintéressantes, trop osées, ou tout simplement moins importantes que ce qui sera amené à les remplacer, sont cachées par leurs auteur.e.s, ou par d’autres, pour être retrouvées des années plus tard par des scientifiques maintenant capables de voir à travers la surface des choses. Mais quelle aventure pour découvrir un texte oublié ! Que de recherches, d’intuition, de chance sont nécessaires pour finalement savoir que, peut-être, précisément ici, derrière ces lignes, d’autres lignes, d’autres sagesses ancestrales se cachent, prêtes à se révéler à un observateur attentif. Sortez de votre bibliothèque le dernier ouvrage écrit à la main que vous avez acheté, munissez-vous d’un microscope à électrons, et scrutez… Y décelez-vous quelque chose de plus, caché derrière le texte en lettres gothiques ? Si oui, c’est ainsi que parfois se rappelle à nous la mémoire du monde. Sinon, réessayez avec un autre.

Aujourd’hui, le palimpseste littéraire ne subsiste plus guère dans sa forme littérale. Il est en effet assez rare, à l’heure de la presse automatique, que, derrière un article sur les performances du dernier club sportif à la mode, l’on puisse soudainement gratter le papier et découvrir un incunable du 16ème siècle. Point de texte sacré et enluminé derrière une publicité pour les hamburgers fades emballés de couleurs criardes, vendus à prix d’or à des étudiant.e.s sans le sou. Point de mystérieux cryptogramme découvert au hasard d’une lecture poussée de l’annuaire téléphonique sous un rayon UV. Et pourtant… Pourtant, quelle bonne surprise ce serait si, après avoir terminé le dernier exemplaire de Femina ou de GQ, on pouvait se munir de quelque scalpel, et gratter, pour y révéler – pourquoi pas ? – un petit traité sur l’état des connaissances astronomiques du temps d’Isaac Newton, une nouvelle originale de Maupassant, ou une recette de blanquette de veau de quelque chef oublié.

Demain, le papier ne sera plus utilisé que pour remplir les boîtes aux lettres de publicités, alors que les livres, les journaux, les magazines, seront stockés sur de petites machines à écran tactile. Et lorsque, faute de place, il faudra trier dans sa bibliothèque, nous commettrons de nouveaux palimpsestes, effaçant puis réécrivant sur le support. Mais pas question de gratter l’écran au scalpel, ces choses-là coûtent cher, et puis les copies numériques seront conservées bien au chaud sur quelque autre machine.

Revenons-en à l’incipit de cette chronique. Toute oeuvre est un palimpseste – et si l’oeuvre est réussie, le texte effacé est toujours un texte magique. Parfois, lorsqu’on lit, on devine une autre oeuvre plus ancienne, abandonnée pour des raisons obscures, mais qui vit à travers le nouveau texte, qui la sublime. On se dit qu’on aimerait savoir mieux comment l’histoire est venue à celui, à celle qui la raconte, par quels détours une anecdote parfois très courte est devenue un roman-fleuve de six cents pages. Comment un meurtre tout simple devient un polar qui nous accroche de la première à la dernière page. Comment une histoire aussi bête que « Homme aime Femme mais leurs familles s’y opposent » devient Roméo et Juliette. Le texte, derrière, est toujours, forcément, magique. Et il en va de même pour nous tou.te.s, en fin de compte. Ce qui fait de nous ce que nous sommes, ce que et qui nous aimons, la somme de nos expériences, de nos souvenirs, et de nos rêves, tout ceci se cache derrière le masque que nous montrons. Il suffit parfois d’observer nos semblables sous un jour nouveau, de gratter un peu la surface, pour y découvrir de nouveaux trésors. Et ces trésors-là, forcément magiques, c’est peut-être ce que l’on appelle, bêtement, humanité.

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2 Responses

  1. Avatar
    Anonyme
    | Répondre

     Splendide!

  2. Avatar
    etienne_doyen
    | Répondre

    Et vous Page, si l’on gratte derrière votre texte, que trouve-t-on?

    En tout cas, une fois de plus, c’est un régal.

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