Il y a quelqu’un qui vient chez nous ce soir

Il y a quelqu’un qui vient chez nous ce soir

Et si tes meubles et tes objets se mettaient à bavarder, ils diraient quoi de ton date ?

Le bruit d’une clé glissée dans la serrure vient rompre le silence du hall d’entrée. Enfin ! Ce ne sont pas les conversations avec le meuble à chaussures, son fort accent suédois et sa passion pour les pieds qui égayent mon quotidien. Alors que l’embout renforcé d’une chaussure de sécurité repousse bruyamment la porte, sa touffe de cheveux courts apparaît dans l’embrasure. À sa vue, la torpeur de la journée commence à se dissiper. Ses doigts jouent avec le trousseau, l’agitent en rythme, puis le jettent négligemment sur le plateau en contreplaqué de mon interlocuteur scandinave. Elle s’arrête pour enlever son masque devant le miroir, révélant son visage fatigué, sa bouche pourtant étirée en un sourire. Ça a l’air bien parti. Puis elle commence à fredonner : ‘Coz tonight fooor the first tiiime… Alors là c’est bon, Eddy, baby, c’est ton jour, tu vas briller ! Tout son corps s’anime, ses jambes s’agitent, ses hanches se balancent, et elle continue : Just about haaalf past ten… Elle se retourne soudain et me saisit par le pied d’un geste vif. Ses deux mains viennent se placer de part et d’autre de ma silhouette élancée, elle avance sa tête vers la mienne, et semble chanter la phrase suivante juste pour moi : For the first tiiime in hissstoryy… Je m’émerveille de nos reflets maintenant côte à côte, de mon corps de bois reposant ainsi dans ses bras. Elle me rapproche encore et éclate : It’s gonna start rainiiiing meeeen ! Nous parcourons la pièce enlacés, tournons sur nous-mêmes tels un couple de valseurs. Je savoure ce rare moment de proximité. L’extase se dissipe brusquement quand elle finit par me redresser, me replacer dans un coin, et me recouvrir de sa blouse de travail bleue. Je l’entends qui continue à chantonner le long du couloir, me laissant trôner fièrement, seul. Notre brève traversée terminée, il me reste au moins son odeur.

En l’entendant chanter dans le corridor, je sais que je suis le prochain à y passer. Nos rituels sont bien réglés. Pas de surprise, donc, au moment où l’une de ses mains rugueuses me soulève alors que l’autre enclenche le robinet. Je prends une grande inspiration ; l’épreuve peut commencer. Elle me presse entre ses paumes, me fait mousser, me frotte contre ses ongles noirs. Allez, c’est le pire moment, tiens bon. Plus que les pouces et tu en auras fini avec ce cambouis qu’elle t’inflige chaque jour. J’essaie de penser à autre chose en attendant qu’elle ait fini. Ce truc de happy place c’est con, mais ça aide pas mal. Quoi ! C’est reparti avec les auriculaires ! Et vas-y que je t’écrase sur mes cuticules, que je t’entaille de mes ongles ! Mais qu’est-ce qu’elle a aujourd’hui ?

Elle finit par me reposer sur mon lit de verre. Je reprends mes esprits et la vois enlever son t-shirt, dégrafer son soutien-gorge, faire tomber à terre ses jeans sales avant d’imprimer à sa culotte le même mouvement. Lorsque le morceau de coton gris touche le sol, elle marche dessus avec un pied, permettant ainsi à l’autre de sortir du trou ménagé pour la jambe. Un geste que je l’ai vu répéter mille fois, toujours le même, et toujours avec le même pied. Il ne reste plus que les chaussettes qu’elle enlève maladroitement, avant de disparaître dans la douche. Une pensée émue pour le collègue qui y bosse me traverse. Dire que lui doit s’occuper de ses pieds ! Il se tape les minons de chaussettes pleins de transpi, les ongles incarnés, parfois même les mycoses ! Jeez !

Ah, la voilà qui sort de la douche, toute ruisselante, ce qui met fin à mes visions cauchemardesques. Son linge est resté de l’autre côté de la salle de bain et les quelques pas qu’elle doit faire pour s’en emparer me laissent le temps de regarder son corps nu. Toute propre, comme ça, elle est quand même assez canon. La peau de son ventre a l’air douce… peut-être que le job du type de la douche est pas si terrible finalement, peut-être même que ça me dirait d’essayer une fois, juste pour voir…Toujours est-il qu’elle est maintenant devant moi, rhabillée, plantée face au miroir. Elle sort de sa trousse un bâton rouge qui jaillit d’un étui cylindrique. Mac is back !

Je n’y croyais plus ! Cela fait si longtemps que je n’ai pas vu la lumière du jour, si longtemps que je n’ai pas senti ses doigts s’affairer sur mon enveloppe. Rien qu’à l’idée de retrouver le contact avec ses lèvres charnues, je tremble d’excitation. Elle me lance un regard étonné, comme si elle avait oublié ma carnation rouge sombre, presque bordeaux. Elle se dit peut-être qu’elle en fait trop. Ou alors elle se remémore la dernière fois qu’elle m’a sorti de mon étui. J’avais fait mon petit effet : une partie de moi s’était retrouvée sur la peau de quelqu’un d’autre. Je m’étais mêlé à des gouttes de sueur salée perlant dans son cou, j’avais buté sur les poils de son torse avant de colorer une proéminence lisse à une extrémité, mais toute fripée de l’autre. Sa bouche à elle s’y était attardée longuement, l’esquivant d’abord à dessein, avant de l’effleurer de sa langue. Une fois l’organe dur, elle l’avait pris entre ses lèvres afin d’alterner des mouvements doux et rapides et d’accentuer la pression, guidée par les soupirs du corps inconnu. A-t-elle décidé de réitérer cette caresse ce soir ?

Dans le reflet de la glace, je vois ses yeux scintiller tandis qu’elle me rapproche de sa bouche entrouverte. Je me languis tant de repartir à l’aventure dans son intérieur, de déguster sa vie. Elle m’applique à deux reprises pour être sûre de couvrir le moindre sillon, tout en prêtant attention à ne pas déborder sur les dents. Elle frotte ses deux lèvres l’une contre l’autre et estompe la couleur avec une feuille de papier toilette. Le résultat semble la satisfaire. Nous nous dirigeons dans le salon. Elle met de la musique et sort deux récipients élégants, dressés sur des échasses ; un liquide rouge, presque de la même couleur que moi, s’y déverse, tandis que les premières notes du refrain résonnent.Dance for me, dance for me, dance for me, oh, oh, oh. I’ve never seen anybody do the things you do before. Elle porte alors le verre à sa bouche et je laisse une trace sur ses bords.

Tiens, elle a pris un Merlot pour ouvrir les festivités. La soirée sera longue et j’en serai à nouveau le témoin privilégié. Le bruit de la sonnette lance le coup d’envoi de la cérémonie. Elle me repose sur la table basse, se précipite vers son ordinateur et change la playlist – Late Night Jazz – puis se dirige vers la porte d’entrée. Je reconnais la voix de celui qui avait apporté la dernière fois un Châteauneuf-du-Pape. Tellement surfait. Il entre à sa suite dans le salon et s’assoit sur le canapé. Il s’empare de mon pied et le roule entre ses doigts à hauteur de son visage. Je le connais pas ce vin-là ! Un sourire en coin, elle attrape mon jumeau et le lève devant elle. Je savais pas trop quoi prendre et j’aimais bien l’étiquette… Santé alors ! On s’entrechoque comme le veut la tradition, la première fois d’une série répétée toute la soirée. Ting ! – ça parle boulot et projets professionnels, j’aimerais trop proposer des ateliers de réparation de vélo juste pour les meufs. Ting ! – la discussion s’embraye sur divers sujets, certains légers, d’autres profonds, coups de cœur musicaux, plans sur la comète, tu voudrais partir où toi si on était pas au milieu d’une pandémie, débats sur la dernière série Netflix et les prochaines votations. Ting ! – ça s’enchaîne sur les récits des dates ratés et les relations passées j’aurais jamais pensé qu’un jour je la remercierais d’avoir fait ça, puis elle quitte le pouf et le rejoint sur le canapé. Elle se penche vers lui et pose ses lèvres sur les siennes, leurs langues devenues violettes se mélangent. Il se laisse tomber sur le dos et la regarde, assise à califourchon sur lui, déboutonner son chemisier et dévoiler sa peau encrée que ne cache plus que son soutien-gorge. Je n’avais encore jamais vu ce motif sur son omoplate, une femme nue allongée dans des roseaux. Elle lance précipitamment son vêtement en direction du pouf sans faire attention à moi qui suis encore rempli et j’explose sur le parquet.

De l’autre côté de la pièce, je les observe en coin, insensibles au cadavre éparpillé sur le sol. Laisse, on nettoiera après ! Je prie pour ne pas connaître une telle fin. Inspire. J’essaie de me rassurer : j’ai quatre pieds en bois massif soutenant un plateau oblong. Expire. J’ai envie de toi. Diverses marques sont imprégnées dans ma chair, signes de ma résistance au temps. Solide. Intrépide. Moi aussi. Leur souffle se fait de plus en plus ample, remplissant la pièce d’un désir partagé. Elle, belle avec ses boucles et ses seins bougeant au rythme de ses ondulations. Lui, beau dans sa passivité, tout habillé. De ses mains, elle touche son propre corps, caresse ses tétons. Le jeu commence. Ses doigts descendent sous sa jupe, ses yeux se ferment. Changement de position. Il se lève à sa suite, elle le saisit par la main. Pitié, loin de moi ! Leurs étreintes s’intensifient et les emmènent vers moi. Arrière, pauvres fous ! D’un geste vif, elle balaie par terre les miettes de pain au lait qui me recouvraient depuis le matin. Il profite de l’occasion pour enlever discrètement ses chaussettes. Dommage, j’aimais bien le motif de cactus ! Il lui rend son sourire, la soulève et, sans égard pour moi, la dépose sur mon plateau, me faisant glisser de quelques centimètres. Tachycardie. Il fait glisser ses mains le long de ses cuisses. Elle bascule en arrière, cambre sa colonne vertébrale. Une culotte tombe à mes pieds. Mes planches commencent à grincer. Faites qu’elles supportent leur poids.

Non mais regardez-moi ces deux malins sur le lit ! Tsss ! Ah ah ! Heureusement qu’ils sont jeunes ! À leur place je me serais cassé le corail ! En voilà une belle paire de fesses ! Il me plaît bien, ce gamin. Pas de doutes qu’il est mieux que le dernier. Quand je repense à la fois où il m’avait traité de « bibelot trop cheum »… Il n’avait pas la moindre idée, ce petit merdeux, de l’importance que je revêts à ses yeux. Dire que dans les années 90, tout le monde raffolait de dauphins et de paillettes. Un minimum de considération, c’est la moindre des choses. Hé ! Le petit lorgne dans ma direction ! Tu veux ma photo ? Ah, il me sourit, me voilà rassuré. Mais non, en fait il rigole ! Il n’est plus du tout concentré sur elle. Non mais je rêve ou quoi ? Il est en train d’attraper un fou rire en me regardant ! Pfff, aucun respect. Arrête de me fixer, mon gars, concentre-toi sur elle ! Détournons les yeux. Ah flûte, il a l’air de n’être carrément plus dans le truc. Elle a remarqué quelque chose. J’sais pas ce que j’ai, je suis peut-être fatigué ou j’ai trop bu… et ton dauphin m’a achevé ! Ils mettent la cassette sur pause, dommage, c’était plutôt bien lancé ! Ils se murmurent des choses à l’oreille et je n’entends rien, zut alors. Ah ! Il descend sa tête entre ses cuisses, le coquin. Il semble avoir retrouvé son calme. Elle ferme les yeux et se mord la lèvre… Ça me rend tout chose.

C’est pas possible ! Mais quelle cacophonie dans cet appartement, un peu de contenance s’il vous plaît ! Il faut que nous puissions faire notre travail correctement et ce n’est pas avec un bruit de fond pareil qu’on va y arriver… Voilà, merci. Okay ma belle, on est à ton service : arrange-nous comme bon te semble pour profiter à fond du moment que t’offre ton compagnon ; oui, c’est ça, mets-nous sous ta tête et détends tes cervicales, laisse ta nuque reposer sur le velours rouge comme ta bouche haletante. Agrippe-toi, remplis tes mains de notre matière douce et réconfortante. Réarrange-nous pour mieux te cambrer, pour le voir passer sa langue sur ton clito. Vas-y, enfonce ton visage dans notre épaisseur accueillante. Ton souffle chaud et tes gémissements se mêlent à nos fibres, mon dieu c’que c’est bon… continue, comme ça, ne t’arrête surtout pas, mets tes doigts là, oh oui, on y est presque… toi aussi ? Tu enfonces tes dents dans notre chair rebondie, tes cris étouffés par notre densité nous font vibrer. T’as joui ? Eh bien, nous aussi.

Crédits aquarelle: Kathleen Vitor, https://www.instagram.com/kathleenvtr/

Crédits photos: Le Point V, https://www.instagram.com/le.point.v/

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