Damien est toujours très éloquent lorsqu’il se lance dans une apologie musicale. Ses mains voltigent d’un côté à l’autre de son visage, puis montent au dessus de sa tête. Là, il atteint le climax de son ode et après un bref silence d’effet, les laisse retomber et claquer sur ses cuisses : point final d’un avis qui n’accepte presque pas de réplique. Habitué depuis quelques temps à ces petites démonstrations, je ne l’écoute que d’une oreille. Mais l’enthousiasme dont il fait preuve arrive toujours à planter sa petite graine de curiosité. Et, croyez-moi, elle finit toujours par germer, même s’il faut parfois attendre plusieurs années. Pourtant ce coup-ci, c’était bien plus que ça.
« Boris, mec ! BORIS ! Romandie, lundi prochain. Toi, moi et Josh ! » Alors attention, avant de dire quoi que ce soit : toujours évaluer. Lundi soir : encore un peu bluesy du rêve semi-éveillé dominical. Boris : quel genre de groupe peut bien s’appeler comme ça ? Le Romandie : jamais vraiment essayé en semaine. Ces quelques réflexions préalables sont toujours indispensables avec Damien, car lorsqu’une réponse est donnée, il est très difficile de revenir dessus. Excepté bien-sûr quand elle est négative. Il fait alors tout pour me persuader ou au pire me faire culpabiliser, pour rire selon lui, mais je vois bien que ça lui tient à cœur. « Tu vois c’est genre des Japonais complètement tarés qui passent par tous les genres musicaux : punk, drone, J-Pop, ambient, sludge, stoner, noise… tout ça, quoi. Il font deux albums par an !» Il ne remarque pas mes sourcils qui se froncent à certains mots. Mais il est tellement habité par son exposé que l’envie de le couper par ignorance m’échappe assez rapidement. « En live, ça envoie, j’te garantis ! Et avec un petit canadien chez Josh avant, tu peux pas dire non. Il s’est juste acheté une nouvelle caisse de Doc Gab’s… » Bon là, j’avoue que l’argument final achève mon doute (sans trop de mal d’ailleurs). Qui cracherait sur de la Gab’s gracieusement offerte ? Et puis des nippons qui s’appellent Boris, ça vaut surement un coup d’œil.
Boris, Boris, Boris… J’ai toujours cru que c’était un gars qui faisait de la fausse nouvelle disco en 1996 en laissant les filles entrer gratuitement chez lui. Du coup, je suis totalement prêt à croire que ce DJ douteux s’est transformé en un groupe japonais sans limites et bourré de talent. Surtout que parmi eux, se trouve Wata, une guitariste dont Josh m’a plus tard vanté les mérites (pas que musicaux). Et je dois avouer qu’après avoir vu un bon paquet de romans-pornos nikkatsiens cet été, les Japonaises n’ont plus tout à fait la même aura de pureté que voulaient me laisser croire les mangas de mon adolescence.
Donc forcément quelques jours plus tard, me voilà avec Damien et Josh sous une légère pluie en train de descendre la Route de Bel-Air, direction Le Romandie, mon lieu de villégiature par excellence (pour ceux qui ne connaissent pas encore cet endroit de perdition du rock et de l’underground lausannois, je ne leur dirai rien de particulier, mais leur pointerai simplement avec insistance la direction des arches du Grand Pont). Une fois l’encre du tampon bien figée et les bulles de bière bien calées, nous arrivons dans la salle timidement remplie. Tout y est plutôt calme. Nous avons raté la première partie, mais de toute façon, Julie à l’entrée vient de me dire que « Putain c’était mou ! J’ai failli m’endormir. Un mec tout seul avec sa guitare, c’est vraiment pas ce qu’il me faut un lundi soir. »
Pas le temps d’y réfléchir plus avant. La lumière s’éteint, des spots bleu-violets s’allument et révèlent une épaisse fumée, à travers laquelle trois Japonais chevelus et une Japonaise moins chevelue (!) se frayent un passage vers leur instrument. Un gong retentit et la distorsion des trois guitares emplit la salle. Les notes sont plaquées, longues, agressives et hypnotiques. Ce premier morceau dure bien huit minutes pour une mise en bouche ! Puis, c’est une déferlante de punk qui m’assaille les tympans. Et je ne vous parle pas des faux-punks de Sum 41 ou Greenday, ni des enragés de Black Flag ou Bad Brains, mais d’un croisement d’énergie cathartique phénoménale et d’entêtantes mélodies oniriques. Comme si les Sex Pistols avaient pris du bon temps avec Sigur Rós.
Puis sans crier gare, l’humeur change. L’intro du titre suivant a tout de la berceuse mélancolique, avec une pointe de terreur infantile. L’arpège aigu s’installe doucement et s’immisce comme une rengaine rampante. Dissonante et électrisante, la batterie s’y ajoute et fait bondir nos faibles cœurs déjà affolés par ce qui a précédé. La musique s’élève de plus en plus et atteint des sommets avec un solo de guitare venant tout droit de l’inconnu. Le morceau prend ensuite plusieurs virages insoupçonnés, mais là je dois avouer que la transe est telle que toute notion technique m’échappe. Les sons, les atmosphères, la densité et l’étonnante cohérence de cette étrangeté musicale m’emportent beaucoup trop loin pour que je puisse encore formuler quoi que ce soit avec des lettres et encore moins avec des mots. J’en oublie même de regarder les jambes nues de Wata, c’est dire…
Je redescends enfin après ces quinze minutes d’irréalité (ou était-ce vingt ?) et vis le reste du concert comme dans un rêve. Cette musique échappe à tout qualificatif, à toute étiquette. Elle fait partie de ces rares choses qui me font oublier la pesanteur de l’enveloppe corporelle. Ces quatre Japonais si stoïques et concentrés m’ont pris dans leurs filets. Ils enchaînent les envolées, les bizarreries et les demi-tours avec un tel déferlement d’énergie contenue et de maîtrise que je n’ose presque plus bouger, de peur de rompre le charme. Mais comme toute bonne chose, la magie se termine et me laisse là, sans rappel.
Une fois à l’extérieur, Josh et moi laissons Damien rejoindre les tréfonds de sa banlieue et affrontons à nouveau le froid et la pluie.
« La vie est belle quand même, me sort-il comme ça. Tu va bosser, tu rentres, tu vois tes potes, tu bois un verre, tu vas écouter des Japonais fous et il n’est même pas encore une heure.
– C’est toute la beauté de Lausanne, ça. Tu passe d’un McDo rempli d’ados hypés à un bar de punks à une thune la chope, en seulement deux minutes. Tout se mélange, tout est à proximité, tout t’ouvre les bras ici. Cette ville est petite, mais elle a tout d’une grande.»
Puis, après avoir longé la rue étrangement déserte des Terreaux, nos routes se séparent à leur tour. Je salue Josh et sa silhouette disparaît rapidement derrière un bâtiment encore marqué par les ingrates années huitante.
Continuant mon chemin, je me demande d’où peut bien venir le nom de ce groupe : Vian, Akounine… ou bien peut-être simplement ce fameux Boris qui saturait le poste FM de mes treize ans. Et merde Tom, arrête de penser à des conneries et va te coucher !
Photo © Valerio Berdini
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