Dr Mario Gehri, médecin-chef de l’Hôpital de l’enfance de Lausanne

Dr Mario Gehri, médecin-chef de l’Hôpital de l’enfance de Lausanne

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Historiquement, comme le rappelle le Dr Mario Gehri, l’Hôpital de l’Enfance a toujours accueilli des personnes* en situation précaire. Rencontre avec lui dans le cadre de sa participation au livre de Luc Chessex: "De toutes les couleurs".

Quand la famille Steinlen ouvre l’Hospice de l’enfance de Lausanne dans les années 1860, elle aimerait s’adresser en priorité aux enfants les plus déshérités de la région. Au fil des mutations et évolutions du siècle passé, l’Hospice, devenu un Hôpital, conservera sa tradition philanthropique. En 1995, le Dr Gehri ouvre notamment le service de médecine aux enfants de Terre des Hommes. Dès 1997, l’Hôpital de l’enfance engage le projet « Migrants » afin d’améliorer globalement la prise en charge des patients migrants qui représentent déjà 61% des consultations. Diverses collaborations dont celles avec l’association Appartenances-Vaud ou le réseau de santé FARMED, ainsi que bien sûr son « partenaire adulte » la Policlinique Médicale Universitaire (PMU) permettent une prise de conscience qui mènera à la mise sur pied d’un programme de formation continue de sensibilisation à une approche interculturelle des soins. Les traducteurs et les médiateurs culturels ont désormais leur place dans les réseaux des professionnels soignants.

LausanneBondyBlog (LBB) : Connaissiez-vous Luc Chessex avant ce projet ou vous êtes-vous rencontrés pour ses photos ?

Mario Gehri (M.G) : Non, je ne le connaissais pas personnellement, que de réputation, si je peux dire. Luc nous a contactés pour son projet, par réputation aussi. Puisqu’en effet, l’Hôpital est historiquement un lieu qui accueillait les orphelins, les pauvres. Il a toujours pris en charge les migrants au sens large, pas que les requérants d’asile mais au début, les immigrés italiens puis tous ceux qui sont venus. L’Hôpital a toujours eu une « vocation » à prendre en charge les familles en situation de  précarité.

LBB : Et donc comment se passent les relations entre patients et soignants dans un contexte de multiculturalité ?

Nous restons une petite institution, dont le personnel est lui aussi issu, en grande partie, de la migration. Chacun vit cette situation comme un enrichissement et un challenge !

Quand Luc est venu, il est resté plusieurs jours avec nous et il a assisté à des moments phénoménaux. Je ne sais pas encore ce qu’il en a retenu pour son livre. Mais il y a eu par exemple une circoncision d’un petit garçon musulman. Il y avait évidemment une indication médicale à la faire, mais on était plus (et surtout !) dans le rituel. Pour la famille, c’était un jour très important ; il y avait beaucoup de monde à l’Hôpital ce jour-là !

Concernant cette question de multiculturalité, nous avons mis en place des consultations ethnopsychiatriques et culturelles. Nous procédons selon le modèle de Tobie Nathan, à savoir regrouper, lors de longues séances de « palabres », des familles migrantes, les partenaires de soins, les réseaux sociaux, familiaux, culturels. Les soucis, questions, conflits y sont « déposés » et traités par la parole partagée.

Environ 70% des gens qui viennent à l’Hôpital sont issus de la migration. Nous sommes donc bien évidemment confrontés à des difficultés de communication. Nous avons donc des interprètes à disposition. Mais les difficultés de communication le sont au sens général, et souvent mises en avant de manière massive. Il nous faut des moyens et des outils pour travailler ; les traducteurs qui viennent à l’hôpital sont un début de solution. Nous sommes en train de tester un nouveau système de traducteurs au téléphone. En effet, souvent le premier contact qu’on a avec un parent est au téléphone et parfois il est difficile de comprendre et du même fait de savoir si nous avons affaire à une urgence ou non. Mais il faut également de brochures dans toutes les langues parlées à l’hôpital, des espaces de discussion, etc…

Ici, à l’Hôpital, nous avons une grande partie du personnel soignant qui est lui-même issu de la migration, près de 60% des assistants actuels par exemple ne sont pas de langue maternelle française ; certains ont appris le français quasiment en arrivant au travail et ont pris de cours de français intensifs durant leurs premières semaines à Lausanne. Quelle volonté et quelle progression !

LBB : Comment travaillez-vous autour de ce thème ?

Cela fait environ 15 ans que nous y sommes plongés avec un collègue psychologue en particulier.

Avec un collègue, devenu depuis lors Professeur à Montréal, nous avons filmé pour son travail de thèse certaines consultations afin de mieux comprendre, décrypter et améliorer les relations médecins-familles au travers de la traduction, notamment.

Mais nous restons  « l’Hôpital de la bricole », à savoir avancer, découvrir, améliorer petit à petit nos savoirs afin de mieux inter agir entre patients et familles migrantes et soignants.

Différents axes de recherche et d’enseignement existent également.

Le projet Santé Migrations, par exemple, permet une sensibilisation de ces thématiques pour les professionnels, thématique spécifique et incontournable aujourd’hui. Nos équipes aussi suivent ces formations.

Il y a 15 ans, il y a eu une étape très importante de l’Institution : le rapprochement avec le CHUV ! Puis notre intégration réciproque il y a 10 ans. Nous avons donc rencontré des personnes qui avaient elles-mêmes un intérêt pour ces thématiques (à la PMU en particulier).

En résumé, les migrants et les problèmes qu’ils soulèvent mettent en avant ou soulignent certaines problématiques. Ceci nous bouscule et nous aide à ouvrir les yeux. Et comme, depuis 15 ans, il y a eu aussi un afflux de migrants à Lausanne et qu’heureusement ils ne se sont pas retrouvés dans des ghettos (et ça c’est une chance), nous voici donc face à diverses opportunités qui ont permis de nous pencher positivement sur ces problématiques plus spécifiquement.

LBB : Et êtes-vous confrontés à des problèmes d’ordre éthique ?

Aux urgences, la vie est toujours un peu compliquée ! Quand il faut agir vite, on risque d’être moins attentifs. Le domaine de la périnatalité est particulièrement complexe. Il y a une confrontation entre leurs valeurs culturelles, familiales et celles très « formatées » de notre société helvétique. Nous vivons dans une société très normative. Le  circuit est préétabli : l’accouchement, le pédiatre, les vaccins, etc. Les migrants craignent parfois l’amalgame entre les filières administratives et médicales, surtout  s’ils sont englués dans les demandes d’obtention de papiers par exemple. Et s’il y a un problème de santé qui se rajoute, tout cela peut faire boule de neige. L’intégration fait partie de leur quotidien bien évidemment, mais parfois cela peut être très rude.

Ou par exemple cela peut se compliquer lorsqu’on est confronté aux maladies chroniques et leurs significations, comme l’asthme, par exemple (je pense aux familles originaires du Sri Lanka ou la drépanocytose pour des personnes venant de pays africains).

Les plateformes de Santé Migration sont donc des moments importants pour comprendre ces problèmes.

Nous avons aussi la chance immense d’avoir tissé des liens avec des étudiants ou des collaborateurs médecins et/ou infirmiers venant des pays du Sud (Sénégal, Maroc, Cameroun, Argentine, etc.) et des liens avec diverses ONG nous sont également très profitables. L’intégration de ce personnel « migrant » n’est pas toujours tout simple, en particulier lors des premières semaines de travail. Il nécessite de notre part beaucoup d’investissement, de « compagnonnage » avant de pouvoir récolter tous les fruits d’une telle collaboration.

LBB : Les professionnels sont-ils ou peuvent-ils être maladroits, voire mal à l’aise, avec ces problématiques ?

Oui, parfois, et si oui, ce sont surtout les familles migrantes qui en pâtissent le plus. Mais comme il y a une volonté forte de la direction pour améliorer ces relations, le cap est maintenu, même s’il reste des tas de difficultés et qu’il faut rester lucides et vigilants !

Nous  avançons grâce aux travaux, aux collaborations. A travers l’institution CHUV, nous avons beaucoup eu de formations. Nous avons également un soutien clair du politique, par M. Maillard, notamment.

Je donne des cours à l’Ecole d’infirmières. Trois heures de cours aux étudiants de dernière année. Je dois désormais reformater mon cours chaque année, les étudiants étant eux-mêmes de plus en plus issus des populations migrantes. Les gens auxquels on parle nous obligent donc à  sortir des clichés habituels et nous aident à nous remettre en question, en particulier dans l’enseignement.

Le travail autour de cette problématique implique de gros efforts mais des efforts positifs et stimulants.

LBB : Finalement, des recherches autour de ce thème sont-elles menées directement par vos équipes ?

Des recherches-actions oui, sur l’anémie par exemple. Nous avons des étudiants de master qui nous demandent des sujets de travaux ; nous en avons un sur le thème de la précarité et un autre sur  la santé sexuelle.

 

* Pour la lisibilité de ce texte, je n’utiliserai pas un langage épicène. Néanmoins, je tiens à rendre attentifs/ves les lecteurs/trices que je parle à la fois des hommes ET des femmes dans ce texte.

 

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